Les bases nucléiques sont des briques essentielles de la synthèse de nombreux composés impliqués dans des processus biologiques aussi divers que le codage de l’information génétique (ADN, ARN…) ou la fourniture de l’énergie cellulaire (ATP). Elles sont d’un grand intérêt en pharmacologie, de nombreux médicaments contenant une ou plusieurs bases nucléiques. C’est le cas par exemple d’une classe d’antirétroviraux utilisés dans les stratégies thérapeutiques actuelles contre le sida1. Mais pourquoi vouloir les marquer, c’est-à-dire les rendre détectables ? Parce que, lors des études précliniques menées dans le cadre de développement de médicaments, il est nécessaire de les suivre dans un organisme vivant, de leur absorption à leur excrétion, pour évaluer leur efficacité et leur toxicité.
Le marquage par échange isotopique, qui consiste à remplacer un ou plusieurs atomes d’une molécule par des isotopes, est l’un des procédés employés pour le marquage des molécules d’intérêt pharmacologique. L’échange isotopique peut être employé pour incorporer un isotope radioactif qui va permettre la détection de très faibles quantités de produit sans modifier ses interactions avec le vivant et ainsi permettre le suivi de son devenir in-vivo. L’incorporation d’isotope stables (non radioactif) peut, quant à elle, servir à d’autres applications, particulièrement dans le domaine de l’analyse quantitative des molécules présentes dans des échantillons biologiques (métabolomique principalement, grâce à la spectrométrie de masse). Dans ce cas, les molécules marquées servent d’étalon interne pour la quantification. Quel que soit le but recherché, il est fréquent que l’hydrogène, très abondant dans les molécules biologiques, soit l’atome substitué. L’hydrogène peut être remplacé par le tritium (isotope radioactif) ou le deutérium (isotope stable).
La chimie du marquage au deutérium et au tritium est depuis longtemps un axe de recherche au SCBM (CEA-Joliot). Celui-ci s’est penché sur le marquage des bases nucléiques, molécules complexes et fragiles dont la transformation chimique s’avère difficile. Pour qu’il soit applicable aux bases nucléiques, afin de préserver leur intégrité, le procédé de marquage par échange isotopique de l’hydrogène doit respecter certaines conditions. Les limites des méthodes actuelles sont bien identifiées : conditions de réaction « dures » (température supérieure à 80°C) limitant le type de substrats possibles, utilisation d’une source isotopique peu adéquate, ou encore obtention d’un marquage peu stable2. Dans une étude publiée dans Angewandte Chemie, le SCBM, associé au laboratoire de Physique et Chimie de Nano-Objets (Toulouse), au Service de Pharmacologie et d’Immunoanalyse (SPI, CEA-Joliot) et à l’Université de Toulouse décrit une nouvelle approche générale pour le marquage efficace au deutérium ou au tritium de dérivés de bases nucléiques. La réaction catalysée par des nanoparticules de ruthénium combine plusieurs avantages. Elle se fait dans des conditions douces (température inférieure à 55 °C). Elle s’adapte à une large gamme de solvants, ce qui augmente les chances de solubiliser la molécule d’intérêt. De plus, elle a été développée dans l’optique de pouvoir utiliser le tritium gaz en tant que source d’isotope, qui est la source la plus adéquate pour réaliser le radiomarquage de molécules d’intérêt. Enfin, la réaction peut se faire sur un large panel de dérivés complexes de bases nucléiques comme des oligonucléotides qui possèdent un fort potentiel dans le développement de nouvelles approches thérapeutiques.
La méthode de marquage par échange isotopique de l'hydrogène mis au point par le SCBM présente plusieurs avantages présentés dans ce schéma. © SCBM/CEA
Ces travaux, publiés dans la revue
Angewandte Chemie (en tant que « hot paper »), constituent une avancée importante en facilitant l’accès à des outils essentiels dans le cadre du développement de nouveaux médicaments : des analogues radiomarqués de candidats médicaments et des standards internes deutérés pour la quantification de substances en milieux biologiques complexes par spectrométrie de masse.
[1] Cette classe d’antirétroviraux est constituée de nucléosides (une base nucléique associée à un sucre) qui se distinguent des nucléosides naturels par quelques modifications chimiques. Une fois dans l’organisme, une compétition s’exerce entre le médicament et les nucléosides naturels, ce qui empêche le VIH de convertir son matériel génétique et in fine de l’incorporer dans celui de la cellule hôte.
[2] Avec les méthodes actuelles, l’échange isotopique se fait entre la molécule d’intérêt et l’eau environnante, marquée (D
2O ou T
2O). Une fois la molécule injectée dans un organisme, l’échange peut toujours avoir lieu avec l’eau environnante, cette fois-ci non marquée (H
2O).