GYRUS FUSIFORME, LECTURE ET RECONNAISSANCE DES VISAGES
L'acquisition de la lecture est un processus qui modifie profondément le cerveau car, contrairement au langage, qui est une faculté innée, la lecture doit être apprise. Dans l'hypothèse du « recyclage neuronal » selon laquelle le cerveau a recours à des circuits neuronaux préexistants capables, grâce à la plasticité cérébrale, de modifier leurs fonctions, l'être humain est en mesure d'apprendre à transformer des signes sur une page en un sens. Cette capacité apprise repose sur le décodage des formes visuelles (graphèmes) dans une zone du cortex visuel très stable d'un individu à un autre, appelée « aire visuelle de la forme des mots » (Visual Word Form Area, VWFA). Cette région spécialisée se situe sur la face ventrale du cerveau, dans le gyrus fusiforme de l'hémisphère gauche (voir à ce sujet notre actualité sur l'émergence de la VWFA au cours de l'acquisition de la lecture).
La région spécialisée dans la reconnaissance des visages, appelée aire fusiforme des visages (Fusiform Face Area, FFA), se situe également dans le gyrus fusiforme. Cette région est, chez la plupart des personnes, plus importante dans l'hémisphère droit et voisine la région des mots. Elle se développe lentement jusqu'à l'adolescence, c'est à dire en même temps que progresse la lecture.
PROBLÉMATIQUE
Aujourd'hui encore, les neuroscientifiques peinent à comprendre comment une telle sélectivité d'activation de régions voisines du gyrus fusiforme se construit au cours du développement, et notamment, comment l'acquisition de la lecture, capacité culturelle acquise, entre, ou non, en concurrence avec le circuit cortical ancien impliqué dans la reconnaissance visuelle des visages et des objets.
HYPOTHÈSE DE LA « CONNECTIVITÉ BIAISÉE »
L'objectif de la présente étude était d'affiner la compréhension de l'organisation spatiale des aires visuelles ventrales au tout début de l'apprentissage de la lecture. Pour cela, les chercheurs ont mesuré les réponses en IRM fonctionnelle à des mots écrits, des visages, des maisons et des damiers dans trois groupes de 20 enfants français : des pré-lecteurs de 6 ans, des lecteurs débutants de 6 ans* et des lecteurs avancés de 9 ans. Le développement des réponses aux mots et aux visages est très différent selon le groupe d'enfants : les réponses spécifiques aux mots écrits sont essentiellement absentes chez les pré-lecteurs, et apparaissent rapidement avec l'acquisition de la lecture, indépendamment de l'âge. Les réponses aux visages, peu visibles chez les pré-lecteurs, se développent lentement, sous l'effet de l'âge et non de la lecture. Ces deux spécialisations pour les mots et les visages entrent en compétition pour occuper des régions initialement peu spécialisées à partir de deux « cœurs » distincts par leur connectivité fonctionnelle, l'un vers les circuits du langage (VWFA) et l'autre vers les circuits émotionnels (FFA). C'est sans doute la faible spécialisation de ces régions chez le jeune enfant qui permet d'installer rapidement la lecture à cet âge, alors que cet apprentissage est plus dur à l'âge adulte. L'acquisition de la lecture n'entre donc pas directement en compétition avec le système de reconnaissance des visages, mais entrave leur lente évolution dans l'hémisphère gauche, accentuant ainsi le biais préexistant vers l'hémisphère droit (figure).
Activations cérébrales sur la face ventrale du cerveau lorsque des mots, des visages, des maisons et des damiers sont présentés à des enfants de Grande Section de maternelle, CP et CM1. La réponse aux mots apparaît dès le CP et s'étend avec l'amélioration de la fluence de lecture. La réponse aux visages est faible à 6 ans et se développe avec l'âge. Les mots et les visages entrent en compétition dans l'hémisphère gauche (L=Gauche, R=Right ; l'avant du cerveau est en haut).
© Gh.Dehaene-Lambertz, NeuroSpin/CEA
Cette étude montre que la spécialisation croissante des zones du cortex visuel humain pour les mots et les visages se produit à deux échelles de temps très différentes et varie en fonction de l'âge, de l'éducation et des contraintes imposées par la connectivité avec des régions cérébrales éloignées. Dans les deux cas, ces développements sont rendus possible par la plasticité persistante des régions fusiformes.
Contact : Ghislaine Dehaene-Lambertz ghislaine.dehaene@cea.fr ; gdehaene@gmail.com
*Une difficulté majeure à laquelle ont été confrontées les études antérieures est que l'âge tend à être systématiquement confondu avec les performances de lecture, rendant difficile de distinguer les changements liés à des causes culturelles ou liés à la maturation cérébrale. Du fait que l'année académique et l'année civile ne coïncident pas, pré-lecteurs en maternelle et lecteurs débutants en CP, avaient à peu près le même âge (6 ans), mais des capacités de lecture très différentes.