Qu’est-ce que les organoïdes sur puces, ou Organ on chip (OoCs) ?
Xavier Gidrol : Les OoCs sont le fruit des progrès fulgurants effectués ces deux dernières décennies dans les domaines des organoïdes et des organes sur puce. Objets d’études de la biologie cellulaire, les organoïdes sont issus de cellules souches cultivées dans un hydrogel qui s’auto-organisent en trois dimensions.
Grâce aux travaux de Shinya Yamanaka en 2007 – lui valant le prix Nobel de médecine en 2012 –, ces cellules souches ne proviennent plus d’embryons, balayant de fait les questions éthiques liées à cet usage. Ce chercheur japonais a en effet découvert comment « dé-différencier », en laboratoire, des cellules spécialisées adultes pour les transformer en cellules souches, appelées « pluripotentes induites ».
Ce sont donc celles-ci que les chercheurs utilisent aujourd’hui majoritairement, ou bien, dans certaines situations cliniques, des cellules souches adultes de l’organe d’un patient. Ces cellules reproduisent la diversité cellulaire que l’on retrouve dans les tissus originels de tout être vivant.
Ainsi, les organoïdes permettent de mimer au moins partiellement le fonctionnement des tissus dont ils sont issus, ce qui en fait un bon modèle pour
étudier le développement normal ou pathologique de ces tissus chez l’Homme.
Puce développée pour l’étude du comportement des cellules souches de la moelle osseuse. Elle en reproduit l'organisation spatiale, avec un compartiment osseux et un compartiment sanguin. © M.Théry / CEA
Fabrice Navarro : De leur côté, les ingénieurs ont développé des « laboratoires sur puces », dispositifs microfluidiques pour faire de la biochimie avec de très petits volumes de réactifs. À partir du milieu des années 2000, ils ont commencé à implanter des couches de cellules sur des puces microfluidiques pour mimer certaines fonctions physiologiques (Microphysiological Systems (MPS)).
L’exemple canonique, et le point de départ de ce domaine, a été publié en 2010 par une équipe américaine. Une couche de cellules
épithéliales et une de cellules
endothéliales, placées de part et d’autre d’une membrane semi-perméable, la première au contact de l’air et l’autre du milieu de culture, étaient placées sur un support élastique de manière à reproduire les tensions biomécaniques lors de la respiration. Cela ne ressemble en rien à un poumon mais suffit pour modéliser les échanges gazeux au niveau de l’alvéole pulmonaire. Les Américains ont appelé cela "poumon sur puce" et créé la société Emulate pour le commercialiser.
Xavier Gidrol : En résumé, si l’on souhaite
étudier un modèle biologique qui ressemble vraiment à un organe, il faut créer un organoïde. Mais si l’on veut contrôler de manière reproductible sa forme et sa taille, monitorer ses fonctions correctement, etc., il faut mettre cet organoïde sur puce. Il s’agit donc de réunir le meilleur des deux mondes.
Carte microfluidique © L. Godart / CEA
Comment fonctionne un OoC ?
Fabrice Navarro : Concrètement, les cellules sont cultivées dans un
système microfluidique de la taille d’une carte de crédit. Composée de vannes, de canaux, de zones de culture, de capteurs, et à terme de microélectronique, cette architecture microfluidique est pensée pour pouvoir accueillir, par le biais de micro-canaux, des milieux de culture nécessaires à la croissance des cellules qui y auront été déposées au préalable.
Ce système, appelé « puce », va
reproduire partiellement l’environnement d’un organe et ses fonctionnalités, y compris dans des conditions pathologiques. C’est grâce à cette puce que les scientifiques réussissent à mieux contrôler l’environnement physique et chimique des cellules en agissant sur les apports ou suppression d’éléments dans le milieu de culture, sur la perfusion et sur les contraintes mécaniques. Les cellules s’auto-organisent ensuite au sein de ce milieu.
Cérébroïdes en culture (organoïde constitué de cellules du cerveau) © R. Guittet / CEA
Quels sont les bénéfices attendus des organoïdes sur puces ?
Xavier Gidrol : Les OoCs ont un énorme potentiel. Les biologistes fondamentaux en attendent
un accès à la complexité du vivant pour mieux comprendre son fonctionnement, normal ou pathologique.
L’industrie pharmaceutique s’y intéresse pour
améliorer et accélérer le criblage de molécules candidates à un traitement, un processus actuellement long, coûteux... et de moins en moins efficace. D’innombrables molécules sont testées en vain, en partie à cause de la pertinence limitée des modèles animaux. Des organoïdes humains sur puce seraient plus indiqués aux stades des essais de principe, mais aussi des tests précliniques d’efficacité et de toxicité.es OoCs sont la clé du développement de modèles humains pertinents. Ainsi, ils permettraient à terme de
limiter les essais sur animaux.
Fabrice Navarro : Les médecins pensent surtout à
la personnalisation de la prise en charge : un organoïde développé à partir des cellules d’un patient donnera de précieuses indications sur sa réponse individuelle aux traitements. Pouvoir le tester au préalable sur un OoC permettra d’être beaucoup plus efficace du côté de la médecine, et plus confortable pour le patient puisque les temps de traitements se verront limités. On espère à terme pouvoir par exemple étudier les comorbidités ou anticiper des complications liées à certaines pathologies. Une tendance se dessine : compléter le modèle général de pathologie, parfois numérique, avec la prise en compte de la spécificité de l’individu.
Xavier Gidrol : Mon équipe développe d’ores et déjà, pour
le cancer du Pancréas, des tumoroïdes sur puce. Dérivés de cellules tumorales prélevées chez un patient, ils aideront l’oncologue à choisir la meilleure molécule dans l’arsenal de chimiothérapies à sa disposition. À plus long terme, nous envisageons aussi
la médecine régénératrice. Il s’agirait alors de cultiver des organoïdes à partir de cellules souches d’un patient pour les lui réimplanter afin de compenser la déficience ou la perte d’un organe, en attendant une éventuelle greffe.
Fabrice Navarro : Envisager une utilisation des OOoCs en pharmacologie, et plus encore en clinique, impliquera un changement d’approche pour faciliter leur utilisation. C’est précisément la capacité à passer de l’objet de recherche à une technologie industrialisable qui fait la force et l’originalité du projet du CEA.
Pancréas sur puce bio-imprimé © A. Aubert / CEA
Existe-t-il un marché et un tissu industriel pour les OoCs ?
Fabrice Navarro : Seuls quelques organes sur puce sont actuellement commercialisés : le “poumon” d’Emulate, quelques autres pour la recherche de toxicité. En 2018, le marché mondial représentait 30 millions de dollars et il est
en très forte croissance, de l’ordre de 25 % par an. Le segment le plus porteur à court terme est le criblage pharmaceutique à haut débit. L’utilisation de tels objets par les chercheurs pour
améliorer la compréhension des processus pathologiques devrait aussi voir le jour rapidement, dans les deux ans. La médecine personnalisée et les « tumorothèques » devraient émerger à moyen terme. Il faudra cependant attendre plus longtemps, peut être une décennie, pour voir apparaître des supports pour la médecine régénératrice.
Quelle est la valeur ajoutée du CEA dans le développement des OoCs ?
Fabrice Navarro : Le CEA dispose d’expertises internationalement reconnues en micro et nanotechnologies et plus largement
en technologies innovantes pour la santé, mises à profit depuis plusieurs années dans le domaine de
l’optimisation de la production de biomédicaments.
Microélectronique, ingénierie cellulaire, microfluidique ou encore capteurs miniaturisés : le CEA regroupe toutes les compétences nécessaires à un positionnement stratégique dans le domaine des OoCs.
Salle blanche du CEA-Leti, pour l’intégration de microcapteurs sur silicium. © A. Aubert / CEA
Xavier Gidrol : Le sujet des OoCs est par ailleurs plutôt emblématique, et assurément fédérateur pour le CEA : la recherche fondamentale et la recherche technologique se sont rencontrées et complétées au point de faire disparaître le schéma classique de la recherche amont/aval. Les OoCs ont été pensés ensemble par les différentes directions de recherche du CEA, tant sur des questions très fondamentales que sur la valorisation et les applications. Les équipes travaillent à lever les verrous techniques et biologiques des organoïdes sur puce, en optimisant le choix des matériaux supports, en introduisant de la reproductibilité, en abaissant les futurs coûts de fabrication.
Enfin, et si les OoCs s’inscrivent dans la quête d’une meilleure compréhension du fonctionnement du corps humain, ils forment aussi un atout indéniable dans la
réduction des coûts et de délais (pour les essais cliniques, l’affinement de la recherche en candidats médicaments, ... ). A tel point que certains observateurs n’hésitent pas à annoncer leur développement comme
un « changement de paradigme »dans le domaine de la santé, constituant un enjeu phare de ce dernier et autour duquel la recherche s’organise. C’est tout logiquement que le CEA se met en ordre de marche pour accompagner cette avancée technologique.
Fabrice Navarro : Au CEA, nous sommes capables de développer un objet jusqu’au niveau TRL 5 (validation de composants et/ou de maquettes en laboratoire), puis nous accompagnons les industriels ou start-ups pour monter encore en TRL, jusqu’à la maturité industriel (TRL7), via par exemple des approches de consortium (la plateforme de pré-industrialisation HUB4AIM - Hub for Accelerating your Innovation in Medtech- par exemple). Mais nous n’avons pas vocation à devenir un producteur, à faire des séries commerciales. Nous sommes actuellement à la recherche d’un équipementier apte à passer à la grande échelle. Nous envisageons deux grandes étapes de valorisation de nos avancées dans le domaine. D’abord viendront les supports microfluidiques, sans composante biologique, développés à façon pour l’industrie pharmaceutique ou des centres de recherche. À plus long terme, nous valoriserons des organoïdes sur puce complets, avec leur composante biologique.