Les prix Nobel de physique et de chimie 2021 ont été attribués à :
- Syukuro Manabe et Klaus Hasselmann pour leurs travaux sur la modélisation physique du climat de la Terre, la quantification de la variabilité et la prédiction fiable du réchauffement climatique,
- Giorgio Parisi pour la découverte de l'interaction du désordre et des fluctuations dans les systèmes physiques, de l'échelle atomique à l'échelle planétaire
- Benjamin List et David MacMillan pour l'« organocatalyse asymétrique ».
Des chercheurs de la DRF témoignent :
En savoir plus sur le prix Nobel de physique 2021.
En savoir plus sur le prix Nobel de chimie 2021.
Sylvie Joussaume, spécialiste de la modélisation des paléoclimats au LSCE
Crédit © ViktoriiaNovokhatska
« Depuis trente ans, le Laboratoire de modélisation du climat et de l'environnement (LMCE) puis le LSCE travaillent sur la modélisation globale du climat, dans la droite ligne des recherches initiées par Syukuro Manabe dans les années 1960, avec le premier modèle de climat couplant les circulations de l'atmosphère et des océans.
Ces modèles ont très vite été utilisés pour étudier les climats passés, en relation avec des archives climatiques datées (sédiments, glace, cernes d'arbres, etc.). L'objectif n'étant pas tant de connaître l'histoire du climat que de comprendre les mécanismes à l'œuvre aujourd'hui et tester la validité des modèles afin de prédire avec un haut niveau de confiance ses possibles évolutions futures.
Depuis trente ans également, le LMCE puis le LSCE coordonnent le projet international de comparaison des modèles sur les climats du passé, PMIP
(Paleoclimate Modelling Intercomparison Project), soutenu dès son démarrage par Syukuro Manabe. PMIP a plusieurs simulations phares à son actif, dont en particulier celle du climat du dernier maximum glaciaire dont Syukuro Manabe a été un pionnier. »
Venkatramani Balaji, climatologue au LSCE et lauréat du programme Make Our Planet Great Again depuis 2018
Avant la pandémie, je côtoyais encore très souvent Syukuro Manabe, à Princeton, aux États-Unis. Nous avons travaillé ensemble dans le même laboratoire pendant près de 25 ans sur la modélisation du climat…
Syukuro Manabe a réalisé dans les années 1960 les premières simulations en faisant tourner des calculs météorologiques sur des temps longs et en ajoutant des émissions de CO2. Son verdict : la planète va se réchauffer ! Klaus Hasselmann a, quant à lui, joué un rôle pionnier pour extraire le signal du changement climatique de toutes les variabilités naturelles.
La beauté d'un modèle, c'est de nous donner à voir une planète contrefactuelle, dépourvue d'émissions de carbone liées aux activités humaines. Comment ce climat préindustriel se compare-t-il au nôtre ? Ce problème ardu est celui de l'attribution du changement climatique aux émissions anthropiques de carbone.
Mon travail consiste à améliorer la résolution spatiale des modèles. Celle-ci a fait un bond d'un facteur 100 grâce aux progrès continus de la micro-électronique, depuis les premiers modèles de Syukuro Manabe qui avaient une résolution spatiale de 500 × 500 km2. Dans le projet Hermès au LSCE, on cherche à développer de nouveaux algorithmes de machine learning pour tirer bénéfice des vastes quantités de données sorties des modèles à haute résolution.
Pascal Yiou, spécialiste des événements climatiques extrêmes au LSCE
Depuis une quinzaine d'années, les recherches de l'équipe « Extrêmes, statistiques, impacts et régionalisation » du LSCE forment une sorte de synthèse des travaux des trois lauréats du prix Nobel de physique et allient la modélisation physique du climat de Syukuro Manabe, les modèles stochastiques de Klaus Hasselmann et les systèmes chaotiques de Giorgio Parisi.
Il existe en effet une équivalence entre des systèmes déterministes chaotiques dont on ne peut pas calculer les solutions de manière explicite et des systèmes aléatoires sur lesquels on peut faire des calculs.
Nous avons obtenu des résultats mathématiques sur les récurrences de systèmes complexes qui nous ont conduits à proposer des méthodes innovantes d'attribution d'événements climatiques extrêmes aux émissions d'origine anthropique. Nous avons en particulier conçu des générateurs de temps stochastiques basés sur des récurrences et possédant les mêmes propriétés statistiques et physiques que des observations. Nous pouvons ainsi traiter des problèmes très concrets d'attribution d'événements réels au fil du temps, comme le prévoit par exemple la convention de service climatique.
Ce prix est aussi une reconnaissance internationale de la nouvelle discipline qu'est la climatologie statistique.
(c)Altitude Drone
Pierfrancesco Urbani, physicien théoricien à l'IPhT, dont les directeurs de thèse étaient Giorgio Parisi et Silvio Franz (Université Paris-Saclay)
« Dans un système complexe comme un verre de spins, un grand nombre d'agents (les spins) interagissent de manière désordonnée. Il existe de ce fait un très grand nombre de configurations possibles qui sont presque optimales et peuvent avoir des propriétés physiques différentes. Si on perturbe légèrement le système, que se passe-t-il ?
(c)vm
Pour répondre à cette difficile question, Giorgio Parisi a proposé entre 1979 et 1983 une solution mathématique d'un modèle de verre de spin très célèbre (modèle de Sherrington-Kirkpatrick) qui paraissait bizarre au début. Avec sa « méthode de brisure de symétrie des répliques », il stipule que plusieurs répliques d'un même système désordonné évoluent toutes différemment, mais avec une similarité structurée de manière hiérarchique. Avec un éclair de créativité extrême, il a eu l'intuition de cette solution qui était très loin de tout ce qu'on connaissait. Créée avec une mathématique complètement inédite, et donc freestyle, cette solution a produit des ramifications dans de nombreux domaines, dont certains sont éloignés de la physique comme l'algorithmique ou les réseaux de neurones.
À partir de 2010, j'ai travaillé avec Giorgio et un groupe de collaborateurs et on a construit une théorie des verres avec un nombre infini de dimensions spatiales. On a découvert que la solution que Giorgio avait donnée pour les verres de spins s'appliquait aussi aux verres à basse température, au-delà d'une nouvelle transition de phase. Cette solution a permis de calculer de manière inattendue les propriétés statistiques des empilements de sphères dures et donc de développer une description des matériaux granulaires et de leurs propriétés physiques. Ces mêmes propriétés se retrouvent également dans certains modèles de réseaux de neurones artificiels.
Giorgio a eu beaucoup de collaborations avec la communauté française de physique. L'une d'entre elles a donné lieu à un papier très célèbre et fécond de Giorgio avec Edouard Brézin, Claude Itzykson et Jean-Bernard Zuber, chercheurs de l'IPhT à l'époque, sur les matrices aléatoires (apparues en 1978). Au cours de quarante dernières années, beaucoup de doctorants, post-docs et chercheurs français ont fait des séjours à Rome et vice-versa, à Paris. Il y avait comme une espèce de tunnel direct d'échanges et de collaborations entre Paris et Rome et ce lien reste très fort.»
Giorgio Parisi, Pierfrancesco Urbani et Francesco Zamponi ont coécrit un livre paru en 2020 sur la théorie des verres (Theory of Simple Glasses (cambridge.org)). Hugues Chaté, spécialiste de la « matière active » à l'Iramis
Giorgio Parisi a participé à l'« irruption » du mouvement animal collectif dans le champ de la physique statistique, au début des années 2000. C'est à cette époque que je m'oriente progressivement vers les aspects théoriques du mouvement collectif, avec en point de mire les vols d'étourneaux et les bancs de poissons.
En 2007, Giorgio Parisi promeut avec succès le projet européen « Starlings in flight: understanding patterns of animal group movements » (StarFLAG) qu'il coordonne et dont je deviens le correspondant français. Ces travaux sont associés à la naissance de ce qu'on appelle désormais la physique de la « matière active » et en particulier l'étude des propriétés émergentes de groupes d'agents en mouvement.
Au-delà des étourneaux, ce concept s'applique en effet aujourd'hui à de nombreux systèmes biologiques (bactéries, etc.) ainsi qu'aux composants intracellulaires tels que les filaments d'actine et les moteurs moléculaires. J'ai travaillé sur ce thème avec Laurent Blanchoin et Manuel Théry de l'Irig (La danse des cellules - YouTube).
Par ailleurs, j'ai été très influencé par l'équation KPZ (pour Kardar-Parisi-Zhang) que Giorgio Parisi et ses co-auteurs ont proposé pour décrire la dynamique d'« interfaces fluctuantes » dans un papier séminal extrêmement cité. Une équation qui éclaire aussi bien la physique des cristaux liquides que l'avancée des feux de forêt… et j'en passe !
(c)Henk Bogaard
François Ladieu, physicien des verres à l'Iramis« Depuis les années 1980, Giorgio Parisi étudie la physique de systèmes complexes : verres, émulsions, mousses, milieux granulaires, etc. Ces objets posent une question très difficile aux physiciens : comment acquièrent-ils leur rigidité ?
Giorgio Parisi a proposé puis théorisé la notion d'ordre amorphe dans lequel les particules contribuent à la cohésion de l'ensemble sans adopter de positions régulières comme dans un cristal. Inutile d'observer les positions relatives des particules pour décrire cet ordre ! Elles ne se distinguent en rien de celles d'un liquide... Le concept d'ordre amorphe est donc particulièrement délicat à définir et requiert la construction de nouvelles grandeurs physiques.
Son existence est aujourd'hui confirmée dans certains milieux vitreux très particuliers dont on a démontré qu'ils sont de vrais solides, et non pas des liquides ultra-visqueux qui coulent très lentement. En revanche, la nature des vitres de nos fenêtres ou des bouteilles en plastique est encore débattue.
(c)Galina Shafran
Depuis le début des années 2000, nous testons à l'Iramis la grille de lecture de Giorgio Parisi sur des systèmes plus purs que ces objets du quotidien : des verres dits moléculaires, composés de petites molécules de glycérol à basse température (200 K). Nos résultats expérimentaux peuvent bel et bien être interprétés grâce à l'ordre amorphe mais ne réfutent pas complètement les théories adverses.
L'ordre amorphe apparaît cependant comme le scénario le plus probable. Les positions anarchiques des molécules cachent un ordre très subtil où chacune d'entre elles tient un rôle unique et irremplaçable. »
Davide Audisio, chimiste au CEA-Joliot
De nombreuses biomolécules ne sont pas superposables à leur image dans un miroir. Les deux formes d'une molécule dite chirale sont appelées énantiomères. Très semblables chimiquement, elles se distinguent cependant aisément par une propriété optique : l'une (lévogyre) fait tourner la polarisation de la lumière à gauche et l'autre (dextrogyre) à droite.
De manière étonnante, les acides aminés constituant les protéines n'existent que sous la forme lévogyre, tandis que les sucres, par exemple présents dans l'ADN, sont uniquement dextrogyres.
Or les énantiomères peuvent avoir des caractéristiques très différentes. Dans le cas du limonène, l'un exhale une puissante odeur d'orange tandis que l'autre évoque plutôt le pin ou la térébenthine. Plus grave, le thalidomide, produit sous forme d'un mélange des d'énantiomères, a été prescrit aux femmes enceintes à partir de 1957 pour combattre les nausées, avant d'être interdit en 1961, à la suite d'effets tératogènes imputés ultérieurement à la forme lévogyre de la molécule.
(c) Fotografia Basica
Les médicaments doivent donc avoir une composition énantiomérique bien contrôlée et comme une synthèse organique classique produit un mélange équilibré des deux énantiomères, il est nécessaire de séparer les deux formes jumelles pour ne conserver que la plus intéressante. Un gaspillage de ressources pour l'industrie pharmaceutique !
L'organocatalyse asymétrique découverte par Benjamin List et David MacMillan dans les années 2000 permet en théorie de ne synthétiser que l'énantiomère souhaité. Une optimisation bienvenue à l'heure de la chimie verte…
Pour nos recherches sur les médicaments, c'est un outil supplémentaire et précieux dans la vaste panoplie de la synthèse organique.
Éric Doris, chimiste au CEA-Joliot
« Les catalyseurs facilitent une réaction chimique sans être incorporés à la molécule finale. Ce sont souvent des métaux ou des enzymes. Les premiers peuvent être coûteux ou toxiques, les seconds sont de très grosses molécules, difficiles à produire et à modifier et extrêmement spécialisées.
L'organocatalyse asymétrique utilise des catalyseurs organiques qui sont de petites molécules en comparaison avec les enzymes, faciles à adapter à de nouvelles réactions. Les premières expériences ont été réalisées avec un acide aminé, la proline, qui n'existe à l'état naturel que sous une seule forme (une des deux images miroirs de la molécule). Ce catalyseur influence la réaction de sorte qu'elle ne produit qu'une seule forme énantiomérique (et non pas deux).
La réaction chimique a lieu dans une solution contenant les réactifs, en présence de l'organocatalyseur qui sera finalement jeté une fois la réaction terminée. Dans mon équipe, nous travaillons à fixer le catalyseur sur un support solide pour pouvoir le récupérer facilement. Plus concrètement, il s'agit de le rendre insoluble dans le milieu réactionnel. Une alternative consiste à le greffer à des nanotubes de carbone, ce qui permet de recycler le catalyseur organique après usage. »
(c)Bill Oxford