Au cours de leur propagation, les neutrinos peuvent se métamorphoser en l'une ou l'autre de leurs trois « formes » (ou « saveurs »). Une mesure de ce phénomène est fournie par un paramètre appelé « angle de mélange » (θ13), ciblé par l'expérience Double Chooz.
Celle-ci est installée à proximité de la centrale nucléaire de Chooz, dans les Ardennes, qui produit de grandes quantités d'antineutrinos de saveur électronique. Un premier détecteur situé à 400 mètres des cœurs des deux réacteurs fournit une référence tandis que le second, à un kilomètre, enregistre le déficit imputable à l'oscillation des neutrinos. Ces détecteurs utilisent l'interaction d'un neutrino avec un proton, qui libère un positon et un neutron. L'énergie du neutrino se déduit de celle du positon et le neutron permet de signer l'interaction et d'en préciser le volume.
Copilotée par le CEA et le CNRS, l'expérience Double Chooz a fonctionné de 2011 à 2018. Une innovation imprévue, fondée sur une meilleure maîtrise des erreurs systématiques et des bruits de fond au-delà des attentes initiales, a permis de tripler le volume de détection des neutrinos et de gagner un facteur de 2,5 en nombre d'événements détectés. La détermination de l'angle de mélange s'est ainsi affinée de sin2(2θ13) = 0,086 ± 0,05 à sin2(2θ13) = 0,105 ± 0,014.
Au-delà de l'objectif initial de la mesure de θ13, deux nouvelles énigmes ont été soulevées par la collaboration Double Chooz.
En 2011, elle réévalue le flux de neutrinos de réacteur à la hausse de près de 7%. Un groupe de l'Irfu est à l'origine de cette découverte citée plus de 1500 fois – baptisée « l'anomalie des neutrinos de réacteurs » – qui a donné le coup d'envoi de la recherche d'un nouveau neutrino, dépourvu d'interaction avec la matière (« neutrino stérile »), avec notamment une dizaine d'expériences à travers le monde telles que Stereo (Grenoble), coordonnée par David Lhuillier, chercheur à l'Irfu. À présent, Double Chooz fournit la mesure la plus précise au monde du flux de neutrinos issu des réactions nucléaires des réacteurs. Celle-ci se lit dans la « section efficace » moyenne par réaction de fission : 5,71 ± 0,06 × 10-43 cm2/fission. Cette valeur permise par la grande maîtrise des erreurs systématiques associées au détecteur proche renforce la « solidité » de l'hypothèse de l'anomalie des neutrinos de réacteurs.
Par ailleurs, en 2014, Double Chooz rapporte une déviation de 10 % par rapport au spectre attendu, rapidement confirmée par d'autres expériences, mais toujours incomprise.
Enfin, θ13 est aussi un ingrédient essentiel pour l'étude de l'asymétrie matière-antimatière – en l'occurrence une différence de comportement entre oscillations de neutrino et d'antineutrino – qui pourrait expliquer la prédominance de la matière dans l'Univers. Cette violation de symétrie peut être mesurée en étudiant les oscillations de neutrinos muoniques produits par des accélérateurs de particules (T2K au Japon et NOvA aux États-Unis). Néanmoins, les « observables » conduisant à cette asymétrie sont « enchevêtrées » avec θ13. Les expériences de Daya Bay (Chine), Double Chooz et RENO (Corée) sont ainsi exploitées conjointement afin de fixer la meilleure valeur de θ13 et mieux contraindre la mesure de l'asymétrie matière-antimatière.
Ces résultats couronnent près de quinze années de préparation et d'exploitation d'expériences par des équipes de l'Irfu qui s'attellent désormais au démantèlement de quelque mille tonnes d'équipements à Chooz. Une dernière mesure du volume de détection avec une précision de près de 0,2 % est cependant prévue. La précision du résultat définitif pourra encore être doublée !