Première cause de handicap d’origine neurologique, la maladie d’Alzheimer se manifeste par la perte progressive et irréversible de différentes fonctions cognitives, et particulièrement de la mémoire. Sur le plan lésionnel, elle est caractérisée notamment par l’hyperphosphorylation[1] de la protéine Tau et son accumulation sous forme d’agrégats dans plusieurs types cellulaires. Parmi les différents types d’agrégats intracellulaires de Tau contenus dans les neurones, les dégénérescences neurofibrillaires (DNF), formes très agrégées de Tau, ont longtemps été considérées comme responsables de la neurodégénérescence des malades. En effet, leur nombre est fortement corrélé à la mort neuronale et le déclin cognitif. Pourtant, mort neuronale et DNF n’apparaissent pas dans les mêmes zones du cerveau des malades. De plus, des études ont montré dans des modèles de souris transgéniques que les neurones dans lesquels s’accumulent les DNF survivent et même qu’ils communiquent encore entre eux. Ainsi, l'hypothèse a été émise que des formes complexes solubles de Tau ayant un état d’agrégation intermédiaire (formes oligomériques) pourraient être davantage toxiques que les DNF.
Des équipes de l'Institut François-Jacob du CEA, en collaboration avec des chercheurs du laboratoire Servier, des Université Lille 2 et Ludwig-Maximilians de Münich, ont cherché à élucider la toxicité des DNF in vivo. « Nous avons conçu un modèle de la maladie chez le rat, appelé modèle pro-agrégation, qui génère un grand nombre de DNF dans l’hippocampe, zone du cerveau qui joue un rôle central dans la mémoire » explique Karine Cambon, chercheuse au CEA. La protéine Tau humaine sauvage et un peptide induisant l’agrégation de Tau (peptide pro-agrégation) y sont produits grâce à l’injection de vecteurs de transfert de gènes. « Dans ce modèle, on observe une hyperphosphorylation pathologique de la protéine Tau, une localisation aberrante de la protéine dans les neurones et la présence de nombreuses DNF dès un mois après l’injection du vecteur, similaires aux lésions retrouvées chez les patients » poursuit-elle. « En comptant le nombre de neurones dans l’hippocampe, nous avons montré que la présence de DNF ne provoque pas de mort neuronale au moins jusqu’à 3 mois après injection. » Étonnamment, lorsque la protéine Tau humaine sauvage est surexprimée seule, sans le peptide pro-agrégation, l’étude montre que Tau est plus fortement hyperphosphorylée, que les DNF ne sont pas présents et qu’une mort neuronale importante est induite dans l’hippocampe !
In vivo, les grands agrégats de Tau sembleraient donc être inoffensifs pour les neurones, au moins dans un premier temps, alors que les formes solubles, sans doute oligomériques, seraient les plus toxiques. Par ailleurs, l’étude montre que le nombre de DNF reflète de manière imparfaite la sévérité de la pathologie alors que l’hyperphosphorylation de Tau serait un bien meilleur indicateur de neurodégénérescence. « Notre étude suggère qu’il est certainement plus approprié de développer des traceurs d’imagerie et des agents thérapeutiques capables de cibler spécifiquement ces formes solubles de Tau plutôt que les DNF » conclut Karine Cambon.
[1] La phosphorylation est une modification chimique qui correspond à l’ajout d’un groupe phosphate sur une molécule. La phosphorylation des protéines est courante et intervient classiquement dans la régulation de leur activité.