Conserver et consolider
Les insectes et les espèces fongiques sont les ravageurs les plus dangereux. A l’échelle de quelques années, les insectes à larve xylophage (vrillettes, lyctus, capricornes…) ou les champignons lignivores (pourritures du bois, mérules…) sont capables de désagréger complètement un morceau de bois. Quels que soient les matériaux d’origine végétale ou animale, il existe ainsi de nombreux insectes ou champignons, spécialisés on non, à même de les décomposer.
Ce sont les chimistes qui, les premiers, se sont intéressés à la conservation de nos collections en matériaux biodégradables, en particulier dans les muséums. L’arsenic, le mercure, les bromures furent leurs premiers outils pour la conservation des animaux naturalisés, sources de nourriture appétissante s’il en est pour de nombreux hôtes. Au début du XXe siècle, à la demande de Pierre Loti, la momie de Ramsès II subit un bain de vapeur de sel de mercure pour enrayer les mycoses favorisées par l’ambiance chaude et humide et la charge biologique de l’air après son déplacement depuis son tombeau dans le désert jusqu’au Caire. Aujourd’hui, la chimie est encore utilisée à titre curatif contre les espèces fongiques, principalement par fumigation à l’oxyde d’éthylène (EtO). Sa très haute toxicité associée à une grande facilité de diffusion le rend efficace, mais cela reste un produit extrêmement dangereux et polluant et dont la réglementation drastique tend à en réduire l’usage. Son pouvoir oxydant n’est pas non plus sans risque pour certains matériaux présents dans les collections. L’anoxie sous azote, bien qu’inefficace contre les champignons, est aussi utilisée contre les insectes. A quelques rares exceptions près, elle présente peu de risques pour les collections, mais sa fiabilité reste son point faible. En effet, il très difficile de s’assurer que la diffusion de l’azote est telle que les conditions létales requises soient effectivement atteintes pour l’ensemble de l’objet considéré…
Les traitements physiques par irradiation gamma combinent quant à eux efficacité, fiabilité et facilité de traitement. Grâce à son pouvoir de pénétration, la certitude d’atteindre tous les volumes de la pièce à traiter est sans comparaison possible avec celle associée aux processus basés sur la diffusion d’un composé gaz ou liquide. Ce n’est pas par hasard si l’irradiation est de nos jours l’outil auquel les professionnels des services sanitaires accordent le plus leur confiance. Et il en va de même pour la conservation du patrimoine. Avec l’irradiateur gamma du CEA-Grenoble, la désinsectisation et la désinfection curatives par irradiation sont effectivement utilisées avec succès depuis près de cinquante ans à ARC-Nucléart. Ce sont des dizaines de milliers de mètres cube d’objets de notre patrimoine qui ont déjà subi ces traitements, à Grenoble et maintenant aussi ailleurs dans le monde. Ainsi, quand en 1976, du fait de l’absence de véritable politique préventive il a fallu refaire un traitement fongicide pour la momie de Ramsès II, c’est cette technique qui a été retenue au terme d’une campagne d’essais de grande ampleur qui a montré qu’elle présentait un niveau d’innocuité satisfaisant. n
La dose de rayonnement nécessaire au traitement biocide varie selon les espèces vivantes ciblées. Elle est de 500 gray (Gy) minimum pour les traitements insecticides (effet déterministe à seuil) et doit être adaptée selon les cas pour les traitements fongicides (désinfection, effet statistique), pouvant atteindre jusqu’à 10 000 Gy (10 kGy). Ces grandeurs sont à comparer à 4 Gy pour la dose létale chez l’humain et à 25 000 Gy (25 kGy), la dose normalisée pour la stérilisation médicale.
Cette irradiation ne provoque en aucun cas l’apparition d’une radioactivité induite : le rayonnement gamma, comme les rayonnements X et bêta, est physiquement incapable de déstabiliser le noyau des atomes qu’il rencontre, donc de les rendre radioactifs même s’il peut avoir d’autres effets secondaires (voir article « De la compatibilité des matériaux »). L’absence de rémanence de quelque sorte que ce soit, chimique ou autre, est d’ailleurs un des points forts de la technique, même si elle est aussi synonyme d’absence de pouvoir préventif. Parmi les autres avantages de cette méthode, il y a le fait de pouvoir traiter en masse, sans contact, et le cas échéant, au travers même l’emballage, ce qui évite les manipulations directes répétées et les risques d’endommagement pour les objets fragiles.
Ce traitement est donc très adapté à la désinsectisation de mobilier, statuaire, objets ethnographiques, spécimens naturalisés, momies et autres objets du patrimoine en matière organique. Quant aux désinfections visant les espèces fongiques, on les emploie quand la simple maîtrise du climat n’est pas suffisante pour en interrompre la prolifération et les effets dévastateurs associés. On va exceptionnellement jusqu’au traitement bactéricide, non plus pour des raisons directes de conservation, mais plutôt sanitaires, celui-ci étant évidemment a fortiori efficace contre les ravageurs classiques. Ce fût le cas par exemple pour le bébé mammouth congelé Khroma retrouvé en Yakoutie mais dont les chairs bien conservées étaient susceptibles d’être contaminées par une forme ancienne de type Bacillus anthracis. Ce faisant, ce traitement a aussi retardé les phénomènes de bio-décomposition qui n’auraient pas manqué de surgir au plus vite lors de la phase de décongélation nécessaire à son étude. De nouvelles applications ont récemment été testées avec succès (voir article « Nouvelles applications de l’irradiation gamma »). n
Glossaire
Gray (Gy) : unité de dose de rayonnements absorbée
Bacillus anthracis : bacille responsable de la maladie du charbon, ou anthrax suivant le terme anglo-saxon
Pergélisol : sol gelé depuis des milliers d'années, typique des régions arctiques (on parle aussi de permafrost)