Connaître les civilisations anciennes

PIGMENTS ET MÉTAUX


Documenter l’histoire
des techniques



PAR LUCILE BECK ET PHILIPPE DILLMANN

(CEA - CNRS)

Depuis les temps les plus anciens, l’homme façonne les matériaux, organiques (bois de cerfs) comme inorganiques (silex, obsidienne, pigments, verres, métaux…), pour différents usages : outil, armement, parure, construction, art… Comprendre l’évolution des savoir-faire mis en jeu dans les différents contextes techniques et culturels est un enjeu majeur de l’anthropologie et de l’histoire, notamment pour mieux comprendre le rapport de l’homme à ses environnements, technique et naturel, et cerner les notions d’innovation et de culture, autant d’aspects à mettre en perspective avec nos sociétés actuelles. Les laboratoires du CEA sont pleinement intégrés aux démarches interdisciplinaires développées aujourd’hui dans ce domaine et les techniques analytiques de premier plan développées au sein de ces laboratoires font partie des outils à la pointe de la recherche actuelle. Illustration avec deux exemples emblématiques et récents des résultats obtenus par ces démarches : l’étude des cosmétiques et pigments et les travaux autour des métaux ferreux.

Le blanc de plomb, nouveau
matériau datable par le carbone 14


PAR LUCILE BECK

(CEA - Direction de la recherche fondamentale)

  • La Joconde

    Tableau de La Joconde (Léonard de Vinci) dont les carnations (visage, mains) sont peintes avec une peinture à base de blanc de plomb © Musée du Louvre, A. Dequier

  • Fard grec

    Fard grec conservé au Musée du Louvre. © C2RFM, D. Bagaud

Fondamentalement destinées aux spécimens d’origine organique (bois, os, plancton…), la technique de datation par la méthode du carbone 14 évolue et s’enrichit de nouvelles applications. Connue pour avoir déterminé les âges de vestiges célèbres comme le suaire de Turin ou préhistoriques comme la grotte Chauvet [1][1] DOI: 10.1073/pnas.1523158113, la méthode du carbone 14 permet aussi des avancées dans des domaines pour lesquels elle n’était pas attendue. En effet, les matériaux qui ne sont pas issus du vivant ne contiennent pas de carbone 14 : les roches, les minéraux et les métaux ne sont donc a priori pas datables par cette technique.

Mais, c’était sans compter sur les pratiques des artisans anciens dont certains savoir-faire font intervenir des ingrédients d’origine organique dans la fabrication de matériaux ! C’est ainsi que du carbone 14 issu du charbon de bois se retrouve piégé dans les fers anciens et permet la datation de leur production [2][2] DOI: 10.1017/RDC.2016.109.

Après la mise au point de la datation des alliages ferreux en collaboration avec le Laboratoire archéomatériaux et prévision de l’altération (LAPA), le Laboratoire de mesure du carbone 14 (LMC14) [3][3] Plateforme nationale CEA/CNRS/IRD/IRSN/ministère de la Culture, UMR 8212 continue d’innover en réalisant la toute première datation de carbonates de plomb. Ces composés sont très présents dans notre patrimoine culturel. En art et architecture, ils sont les constituants de la peinture blanche utilisée par les artistes européens depuis l’Antiquité jusqu’au début du XXe siècle. En archéologie, leur présence dans les cosmétiques antiques et du XVIIIe siècle témoignent des usages privés. Les carbonates de plomb existent à l’état naturel mais ceux constituant les peintures ou les fards ont été synthétisés. Le pigment ou la poudre blanche s’appelaient alors céruse, blanc de plomb ou encore blanc de Saturne.

La première synthèse chimique de blanc de plomb qui nous soit parvenue est décrite dans une recette du IVe siècle av. J.-C. par un auteur grec, Théophraste. Pour préparer le blanc de plomb, de fines lamelles de plomb métallique sont mises en présence de vapeur de vinaigre dans un environnement en fermentation (fumier de cheval, lie de vin, tannin…). Ce sont ces ingrédients organiques qui vont « marquer » le blanc de plomb en carbone 14. L’incorporation de l’isotope radioactif dans le pigment va ensuite servir de chronomètre.

Ainsi des cosmétiques grecs et égyptiens ont-ils été datés, pour la première fois, avec succès, en 2018 [4][4] www.nature.com/articles/s42004-018-0034-y [5][5] www.pourlascience.fr/sd/archeologie/datation-au-carbone-14-un-nouvel-outil-pour-etudier-lorigine-des-cosmetiques-antiques-14405.php. La datation par le carbone 14 a permis de confirmer les premières synthèses chimiques de la phosgénite, un carbonate de plomb rare dans la nature (formule Pb2Cl2CO3), effectuées en Égypte il y a environ 3 500 ans. Un fard rosé composé de blanc de plomb et découvert dans la tombe d’une fillette en Grèce a fait également l’objet d’investigations. La datation de cette poudre à joues démontre qu’elle a bien été synthétisée entre les IVe et IIIe siècles av. J.-C. selon le procédé décrit dans la recette rapportée par Théophraste. Pour la phosgénite, c’est une recette plus tardive de Dioscoride, médecin et botaniste grec du 1er siècle après J.-C., qui en révèle le mode de fabrication [6][6] Walter et al, 1999. Making make-up in Ancient Egypt. Nature. 397:483-484. Dans les deux cas, du carbone 14 a été piégé mais sa source n’est cependant pas clairement identifiée dans ces recettes. Il faudra attendre la fin du XIIIe siècle pour que la mention du fumier de cheval apparaisse, fournissant ainsi une indication directe d’une atmosphère de dioxyde de carbone pour fabriquer du blanc de plomb !

Ce pigment va perdurer jusqu’au XXe siècle lorsqu’il sera finalement remplacé en raison de sa toxicité. Dater le blanc de plomb, c’est donc pouvoir authentifier les peintures sur plus de deux millénaires : les répercussions dans le monde de l’art peuvent être considérables ! Une thèse est en cours au LMC14 sur ce sujet. n

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Datation et circulation
des métaux ferreux


PAR PHILIPPE DILLMANN

(CNRS)

metaux ferreux

© Getty Images et © P. Dillmann

Le fer n’existe pas à l’état métallique sur terre. On le trouve associé à l’oxygène et à d’autres éléments formant des oxydes, sulfures et carbonates. Tout l’enjeu du sidérurgiste est de séparer le fer contenu dans ces composés pour obtenir du métal.

Ceci se pratique depuis l’origine de la sidérurgie en utilisant des composés réducteurs, le carbone et son monoxyde, apportés par le charbon de bois, qui, par combustion à haute température dans des fourneaux adaptés, vont s’associer à l’oxygène pour libérer le fer métallique. Lors de cette opération, une partie du carbone du charbon de bois pénètre de manière plus ou moins importante dans le métal, donnant naissance à des zones aciérées. Les chercheurs de l’Institut de recherche sur les archéomatériaux du CNRS (UMR 5060) et du Laboratoire de mesure du carbone 14 ont mis en place un protocole de prélèvement et d’extraction de ce carbone, permettant de dater les objets à partir de l’âge du charbon de bois utilisé pour transformer le minerai en métal.

Par ailleurs, les premiers fourneaux ne permettaient pas d’atteindre l’état liquide pour le métal, qui, en conséquence piégeait en son sein des particules non métalliques contenant d’autres éléments du minerai initial que le fer (silicium, aluminium, terres rares…). Or, le rapport de ces éléments dans ces inclusions est caractéristique de celui du minerai utilisé. Ainsi, si on arrive à quantifier les éléments, notamment les terres rares, présents au sein des impuretés piégées dans les métaux anciens (ceci peut être fait par différentes techniques de spectrométrie de masse), il est possible, par des traitements statistiques sophistiqués, de comparer cette véritable empreinte digitale (ou signature chimique) avec celle de différents minerais trouvés sur les sites archéologiques et ainsi de proposer des hypothèses de provenance pour les objets. Ces deux approches (datation et provenance) ont été combinées pour traiter plusieurs problématiques historiques : par exemple, la circulation du fer et son commerce aux temps des Gaulois, l’utilisation des métaux ferreux dans l’empire Khmer et à Angkor ou encore l’usage du fer pour la construction des cathédrales gothiques.

Dans ce dernier exemple, la datation des renforts de fer identifiés par les archéologues sur les monuments gothiques (tirants traversant les voûtes, chainages dans les murs, agrafes de renfort), pouvant atteindre plusieurs dizaines de tonnes par monument, a permis de montrer qu’ils avaient été utilisés dès la construction de la cathédrale. La vision même du monument archétypal du Moyen-Âge (devenant un assemblage complexe de pierre et de métal) s’en est trouvée changée, ainsi que notre perception de la pensée constructive des hommes du Moyen-Âge ! A ce jour, une vingtaine de monuments ont été étudiés dont les cathédrales de Beauvais, Amiens, Bourges et Rouen mais aussi le Palais des Papes d’Avignon ou le Beffroi de l’Hôtel de ville de Bruxelles. La provenance des renforts métalliques a également été déterminée dans certains cas, mettant en évidence des stratégies complexes d’approvisionnement incluant le recyclage des matériaux ou l’achat de métaux à des centaines de km du chantier de la cathédrale. n

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Art pariétal préhistorique

L’art pariétal préhistorique

Nos ancêtres
ces artistes


PAR HÉLÈNE VALLADAS

CEA - Direction de la recherche fondamentale