En février 2012, la SFRP avait organisé une journée d’information sur la situation à Fukushima un an après l’accident de la centrale nucléaire. La SFRP a décidé de renouveler l’exercice en 2015, 4 ans après l’évènement. Ce moment a été choisi car il représente un tournant de la situation au Japon, un passage entre la situation accidentelle proprement-dite et la situation post-accidentelle. Sur le site de la centrale, les sources ont été stabilisées et les principaux défis portent désormais sur le long terme : retrait du combustible, démantèlement des installations, gestion des eaux. Dans les territoires affectés où vit la population, la décontamination a bien avancé et des quantités importantes de déchets contaminés doivent être gérées sur le long-terme. Les premiers retours des populations dans les territoires évacués sont envisagés. Bien souvent, la dimension humaine prend le pas sur les considérations techniques. La journée du 11 mars 2015 a été structurée pour refléter ce tournant.
La première session était consacrée aux faits. Didier Champion, président de la SFRP, a tout d’abord fait un parallèle entre les accidents de Tchernobyl et de Fukushima, tous deux de niveau 7 sur l’échelle INES. Bien que survenus dans des circonstances différentes, ils ont en commun d’avoir occasionné une rupture du confinement et de sérieux dégâts dans les réacteurs, d’importants rejets dans l’air durant plusieurs jours et des dépôts conséquents mais impactant des superficies inégales (échelle locale pour Fukushima, européenne pour Tchernobyl). Au Japon, les facteurs contextuels étaient plus favorables (insularité, stade hivernal des cultures) mais l’environnement marin a été significativement contaminé. Les stratégies de protection des populations ont été différentes d’un cas à l’autre. Les doses sont plus élevées à Tchernobyl, tant pour les intervenants (avec des conséquences sanitaires plus importantes) que pour la population (avec une épidémie de cancers de la thyroïde chez les enfants) mais le nombre de personnes affectées est du même ordre (≈120 000). Thierry Charles (IRSN) a ensuite présenté un état des lieux de l’installation de Fukushima-Dai-ichi, photos à l’appui, et son devenir. Les enjeux successifs sont de retrouver le contrôle de la situation (refroidissement des cœurs et des piscines), stabiliser celle-ci (consolider les installations et nettoyer le site pour y travailler), limiter les rejets (atmosphériques, souterrains et aquatiques), gérer les eaux (pompage, barrières géotechniques, étanchéification des enceintes, traitement, entreposage) et les déchets. Un travail important a déjà été réalisé et la situation s’améliore. La maîtrise de l’eau est un enjeu à court terme. La reprise des combustibles devrait être achevée vers 2020. A cette date commencera le démantèlement des réacteurs, qui constitue le gros chantier à venir. Il nécessitera une préparation fine et une vigilance permanente, notamment à l’égard des intervenants.
L’impact de l’accident de Fukushima sur l’environnement faisait l’objet de
la deuxième session. Philippe Renaud (IRSN) a présenté les conséquences sur l’environnement terrestre. Le débit de dose, qui permet d’évaluer l’ampleur des dépôts radioactifs, diminue au fil des mois plus vite que la décroissance radioactive, entrainant une réduction progressive des surfaces considérées comme contaminées. Ceci est dû au déplacement du césium (vers le sol et par drainage) et à la décontamination, dont l’efficacité est variable (20-50%). Les doses externes mesurées individuellement sont près de deux fois plus faibles que celles estimées à partir des débits de dose mesurés dans l’environnement. Les dépôts ont également pu entraîner une exposition interne par ingestion de denrées contaminées. La date de l’accident (stade hivernal de développement des denrées agricoles) et l’apport de fourrage propre destiné aux animaux d’élevage ont permis de limiter la contamination des aliments qui sont restés largement en dessous des normes maximales admissibles (NMA). En revanche, celle des produits de la forêt (champignons, gibier) est plus forte et perdure. Toutefois, la faible exposition interne est confirmée par les mesures anthroporadiamétriques. Bruno Fiévet (IRSN) a ensuite présenté l’impact des rejets accidentels sur le milieu marin. La côte est du Japon est balayée par deux courants nord-sud (froid) et sud-nord (chaud) provoquant des tourbillons en surface et une stratification en profondeur. Dans le voisinage immédiat de la centrale, l’eau de mer est contaminée (≈1 Bq/l) et son niveau est relativement stable depuis l’été 2012. Les apports continus en césium sont encore détectables à 30 km de la côte (≈0,01 Bq/l, soit 1 ordre de grandeur au-dessus du niveau antérieur à l’accident) mais plus vraiment au large. Dans les sédiments, seul le césium reste détectable (1-5 000 Bq/kg jusqu’à 80 km, environ 1/10
ème au-delà). L’évolution est très lente. Les espèces marines qui vivent en relation avec le fond sont plus marquées. Très peu de poissons pêchés dépassent les 100 Bq/kg (NMA).
La troisième session portait sur les effets sanitaires. Ceux à court terme ont fait l’objet de l’exposé de Laurence Lebaron-Jacobs (CEA). La triple catastrophe (séisme, tsunami, accident nucléaire) a provoqué des dégâts considérables avec de nombreux décès et disparus (non liés à l’accident nucléaire). L’évacuation d’environ 150 000 personnes a aussi occasionné quelques dizaines de décès prématurés. Selon l’OMS et l’UNSCEAR, les doses les plus élevées reçues par la population sont de l’ordre de 10 à 50 mSv. L’UNSCEAR (2014) mentionne la possibilité théorique d’augmentation du risque de cancer de la thyroïde chez les enfants, l’absence probable de conséquences sur les naissances (fausses-couches, mort-nés, pathologies…) mais constate un effet immédiat et manifeste de l’accident sur le bien-être mental et social des populations affectées. L’OMS (2012) a tenté d’évaluer l’augmentation du risque par type de cancer. Sur place, une vaste enquête – Fukushima Health Management – a été lancée, sur plus de 2 millions de personnes (doses, état de santé…). Un premier questionnaire a permis d’identifier environ 150 000 personnes nécessitant un suivi. Quelques anomalies ont été détectées, pouvant conduire à des pathologies cardiaques. L’absence de naissance prématurée et de maladie congénitale semble confirmée. L’enquête psychologique montre cependant que la rupture des liens et des modes de vie est mal vécue. Le risque de cancer de la thyroïde a été présenté par Florence Ménétrier (CEA). Son lien avec l’exposition aux rayonnements ionisants a été observé à la suite de l’accident de Tchernobyl : augmentation importante chez les enfants exposés, gravité, latence brève. A Fukushima, les relâchements d’iode radioactif étaient inférieurs et les apports alimentaires d’iode stable supérieurs. Un programme de surveillance concernant les enfants de moins de 18 ans (360 000) a été lancé dans la préfecture de Fukushima. Des anomalies thyroïdiennes ont été détectées mais à un taux moindre que chez les enfants non exposés. L’OMS et l’UNSCEAR ont évalué les doses à la thyroïde (10-100 mGy dans la zone plus touchée). Le risque de cancer serait au pire de +0,5% pour un nourrisson de sexe féminin, ajouté au taux de base de 0,75% chez la femme (soit 70% d’augmentation) mais le cancer de la thyroïde est rare. Le nombre d’intervenants exposés significativement à l’iode radioactif est trop faible pour en tirer des conclusions statistiques. L’avenir dira si les prévisions optimistes sont avérées.
La session suivante était consacrée aux actions de remédiation. François Besnus (IRSN) a présenté la stratégie japonaise de décontamination et de gestion des déchets, qui a fait l’objet d’une loi. Deux zones ont été identifiées : la zone plus contaminée (>20 mSv/a), généralement évacuée de ses habitants, où la décontamination est menée par le gouvernement et la zone moins contaminée (>1 mSv/a), toujours occupée et où les opérations sont menées par les municipalités avec l’aide du gouvernement. Des guides ont été établis. Les travaux – considérables – ont bien avancé et se poursuivent. La réduction des expositions est variable (≈20 à 50%). Les déchets sont gérés selon leur nature (débris du tsunami, déchets des activités courantes, déchets de décontamination), leur activité (seuils de gestion) et leur provenance (dans ou hors de la préfecture de Fukushima). De nombreux sites d’entreposage temporaire ont été créés. Les déchets seront regroupés provisoirement au voisinage de la centrale en attendant leur stockage définitif hors de la préfecture de Fukushima (dans ≈30 ans). L’ampleur des opérations, les motivations socio-économiques, la place de la radioprotection et l’optimisation de la stratégie sont autant de questions ouvertes. Jean-Christophe Piroux (AREVA) a complété le tableau en présentant les différentes solutions techniques proposées par AREVA pour l’assainissement du site de la centrale. Mobilisé sur place depuis 2011, AREVA a mis au point en urgence un dispositif de traitement de l’eau par co-précipitation (Actiflo-Rad). Il a également développé un robot d’inspection et de mesure sous l’eau (jusqu’à 150 m) et une unité de tri à grande échelle de terre contaminée (jusqu’à 100 t/h). AREVA a aussi proposé une unité industrielle pour traiter par évaporation et distillation les quantités impressionnantes d’eau contaminée entreposées sur site (Evacrystal-Rad), un procédé pour la décontamination des sols par capture des radionucléides, un dispositif de purification de l’eau du port (inspiré de celui des piscines de La Hague) et une étude pour l’enlèvement robotisé des débris de combustibles. Le savoir-faire français semble apprécié au Japon.
La dernière session visait à appréhender les enjeux de la phase post-accidentelle. Elle a été introduite par l’exposé de Mickaël Tichauer (IRSN) sur les questionnements autour de la gestion des déchets. La catastrophe de Fukushima a été un choc pour la population, provoquant angoisse, destruction du tissu socio-économique, discrimination et troubles psychiques. Dans ce contexte, c’est la dimension humaine et sociétale qui commande l’action. Il faut agir vite et de façon visible, là où sont les gens, en fonction de leurs priorités (enfants, accès aux services majeurs…). La dose n’est pas forcément au cœur des préoccupations. L’optimisation de la stratégie de décontamination a dû intégrer des composantes qui sont hors du champ strict de la radioprotection, au moins durant la phase transitoire. Les défis posés pour la gestion des déchets sont considérables : volumes produits, évacuation, multiplicité et acceptation des sites d’entreposage, seuils de gestion (fixés sur la base de 1 mSv/a, ce qui pose parfois des problèmes de faisabilité), etc. Ce sont autant de questions à examiner en vue d’une meilleure anticipation des actions de remédiation. Le deuxième exposé, de Thierry Schneider (CEPN), portait sur l’implication des experts auprès de la population. Il s’appuyait sur l’expérience de l’implication d’experts du CEPN et de l’IRSN à Tchernobyl et à Fukushima, notamment dans le cadre des dialogues de la CIPR avec les parties prenantes au Japon. Il a lui aussi fait ressortir la dimension humaine de la situation post-accidentelle (perte des repères, incompréhension, isolement, inquiétude, perte de confiance…). La mobilisation au niveau local s’est appuyée sur des experts engagés souvent à titre individuel. Pour eux, répondre aux attentes a été un véritable défi nécessitant une bonne écoute, de la modestie, un engagement durable et une réelle volonté de se mettre au service des habitants. Le processus de co-expertise – travailler ensemble – repose sur un dialogue organisé, une évaluation conjointe de la situation et la diffusion des résultats. Il contribue à la propagation d’une culture pratique de la radioprotection permettant à chacun d’interpréter les résultats, de construire ses propres repères et de prendre les décisions concernant sa propre protection. Le troisième exposé de la session, prononcé par Jean-François Lecomte (IRSN), était focalisé sur la gestion des produits alimentaires. L’accident a frappé une région déjà en déclin. Les autorités ont immédiatement réagi en contrôlant les produits locaux et en restreignant la consommation et la commercialisation, en plus des actions de remédiation sur le terrain. Le cadre réglementaire a évolué, devenant plus restrictif. L’accent a été mis sur des produits clés : le riz (contrôle systématique et traçabilité précise), l’eau, les produits de la mer. Les autorités n’ont pas été les seules à agir. La Coopérative de Fukushima s’est fortement engagée : surveillance des produits (analyse des repas par la collecte de repas supplémentaire, analyse de paniers du marché), information des consommateurs, soutien aux producteurs. Aujourd’hui, très peu de produits dépassent les NMA mais la confiance n’est pas totalement revenue.
Il revenait à Jean-Luc Godet (ASN) de conclure la journée en évoquant quelques enseignements tirés de l’accident de Fukushima au plan national et international. En France, à l’initiative de l’ASN, un travail de réflexion mené avec des parties prenantes (CODIRPA) a débouché sur l’élaboration d’une doctrine pour la gestion des situations post-accidentelles. Une deuxième phase est en cours pour évaluer la robustesse de la doctrine pour des scénarios plus pénalisants. Un plan national de réponse à un accident nucléaire ou radiologique majeur a récemment été élaboré sous l’égide du SGDSN. Sa déclinaison au niveau local est en cours. Au niveau européen, un état des lieux des stratégies de préparation et de réponse aux accidents a été réalisé par la Commission Européenne (rapport ENCO) tandis qu’HERCA (association européenne des autorités de radioprotection) et WENRA (association européenne des autorités nucléaires) ont produit conjointement un document de position sur le sujet, en vue d’une meilleure coordination. Enfin, au niveau international, après l’OMS et l’UNSCEAR, l’AIEA publiera un rapport de synthèse fin 2015. La prise en compte des enseignements de Fukushima s’étendra probablement sur plusieurs décennies.
Cet éventail d’exposés a permis de dresser un tableau assez large, sinon complet, de la situation à Fukushima, 4 ans après la catastrophe. Des séances de questions et de discussions ont été autant d’occasions pour la salle – environ 250 participants – de contribuer activement à l’intérêt de cette journée.