Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est la mission SVOM et son objectif ?
Bertrand Cordier : SVOM (Space-based multi-band Variable astronomical Objects Monitor) est une
mission franco-chinoise portée par le CNES et approuvée en 2013 par les chefs d’Etats français et chinois. C’est le second projet spatial de collaboration entre la France et la Chine et le premier projet portant sur l’astrophysique1. La collaboration scientifique sino-française s’est construite sur un intérêt scientifique commun : l’étude du
ciel transitoire, une question qui préoccupe depuis des millénaires la civilisation chinoise tributaire de l’harmonie du Ciel et de la Terre, et qui nécessite aujourd’hui des compétences techniques et scientifiques maîtrisées par la France.
Jacques Paul : L’objectif de SVOM est d’observer et de localiser les sursauts gamma. D’une part, pour
mieux comprendre le mécanisme de formation de ces évènements les plus violents, les plus lumineux, les plus étendus en énergie jamais observés dans l’Univers depuis le
Big Bang. D’autre part, pour
mieux connaître l’Univers jeune. En effet, certains sursauts gamma se sont produits à une époque où l’âge de l’Univers était de l’ordre de 500 millions d’années (contre 13,8 milliards d’années aujourd’hui). On peut alors les utiliser comme sonde pour arpenter l’Univers jeune. Il est possible de détecter une dizaine de sursauts gamma par jour, mais il faut pour ce faire développer une batterie de technologies de pointe, tant ils sont imprévisibles et aléatoires. Ce qui a été fait pour SVOM.
Les sursauts gamma
C’est à la fin des années 1960 que les sursauts gamma ont été découverts. Deux types de sursauts gamma ont été identifiés depuis. D’une part les sursauts courts, dont la première émission gamma dure moins d’une seconde. D’autre part les sursauts longs, dont la première émission gamma va durer quelques dizaines de secondes. Si l’on admet que les mécanismes de ces deux familles de sursauts sont similaires, leur origine diffère. Le sursaut court provient de la fusion de deux astres compacts, tandis que le sursaut long provient de l’effondrement d’une
étoile massive (10 à 20 fois la masse du soleil), lorsqu’elle arrive à la fin de son évolution. Ces étoiles brillent tellement qu’elles épuisent leurs ressources au bout de quelques millions d’années, d’où l’effondrement de leur cœur pour former un trou noir. Au cours de cet effondrement, deux puissants jets de matière sont projetés de l’étoile par paquets. Les paquets les plus rapides percutent les plus lents, provoquant alors de très fortes bouffées de rayons gamma.
La fugacité des sursauts gamma rend leur observation très difficile. L’émission de rayons gamma, accessible uniquement depuis l’espace car bloquée par l’atmosphère, est très brève, d’une fraction de seconde à quelques dizaines de secondes seulement. Dans le déroulement de l’explosion, cette brève et intense lueur gamma est suivie en général par une émission de rayons X jusqu’à quelques heures, elle-même suivie par un rayonnement de lumière visible jusqu’à quelques jours.
Évolution finale d’une étoile massive dont le cœur s’effondre en un trou noir tout en projetant un jet de matière à très grande vitesse. © ESO
Pourquoi le CEA contribue-t-il à cette mission spatiale sino-française ?
Jacques Paul : La mission SVOM s’inscrit dans la droite lignée des recherches et développements menés ces 40 dernières années au CEA en astrophysique spatiale. Notamment avec le
télescope Sigma, fruit d'une collaboration entre le service d'Astrophysique à Saclay1 et le Centre d'Etude Spatiale des Rayonnements à Toulouse2, réalisé dans les années 1980 sous la maîtrise d’œuvre du CNES pour mesurer l’origine des rayons gamma cosmiques. C’est pour ce télescope que la technologie de la caméra à
masque codé, utilisée pour SVOM, a été développée conjointement par le CEA et l’IRAP. Le CEA et l’IRAP ont été aussi fortement impliqués, fin des années 1990 / début des années 2000, dans
le projet Integral de l’Agence Spatiale Européenne, visant à observer les rayons gamma. Le CEA et l’IRAP ont continué pour Integral à perfectionner le dispositif des télescopes à masque codé.
Grâce aux missions Sigma et Integral,
notre savoir-faire en imagerie à masque codé a été mondialement reconnu. Les scientifiques chinois connaissaient notre expertise et la réussite de ces missions.
Livraison du modèle de vol du masque codé de l'instrument ECLAIRs. © SVOM / APC
Comment fonctionne la mission SVOM et quelle est sa valeur ajoutée par rapport aux précédentes missions ?
Bertrand Cordier : Pour étudier ces phénomènes violents le plus finement possible,
il faut les regarder dans toutes les longueurs d’ondes. Dans la chaîne d’observation,
cela commence par l’espace où on les détecte en rayons gamma, longueur d’onde la plus courte. Puis, pour avoir des caractéristiques importantes comme la distance, les observations spatiales sont complétées par
des observations au sol, dans d’autres longueurs d’ondes (comme le domaine visible ou l’infra-rouge proche). Comme tout projet spatial aujourd’hui,
la mission SVOM est donc menée à la fois dans l’espace et au sol. La brièveté des sursauts gamma impose de plus une stratégie très complexe pour la collecte des informations scientifiques. Aucun temps mort ne peut être toléré. Il faut donc aller très vite pour que les instruments qui prennent le relais puissent continuer à accumuler des données. Tous ces moyens, dans l’espace et au sol, sont donc
interconnectés en temps réel pour augmenter l’efficacité de l’étude. C’est toute l’originalité et la spécificité de la mission.
Jacques Paul : Dans l’espace, nous aurons donc le satellite chinois qui emporte quatre instruments. Deux d’entre eux,
ECLAIRs et MXT (Microchannel X-ray Telescope), sont fournis par la France. ECLAIRs a été développé par le CEA, l’IRAP et l’APC (laboratoire AstroParticule et Cosmologie) sous maîtrise d’œuvre du CNES. Il est doté d’une caméra à masque codé à grand champ.
Elément clé de la mission, c’est lui qui va d’abord observer une partie du ciel, un champ de 88 degrés sur 88 degrés. Dès qu’il détectera un sursaut gamma dans ce champ, il sera en capacité d’en mesurer les coordonnées célestes.
Grâce au calculateur de bord, une alerte sera alors déclenchée, entraînant automatiquement un
repointage du satellite de manière à pouvoir
continuer l’observation du sursaut avec les autres instruments du satellite qui ont un champ de vue plus restreint : le télescope franco-européen à rayons X, MXT (Microchannel X-ray Telescope), et le télescope visible chinois VT (Visible Telescope). Cette opération s’effectuera en moins de 5 minutes. Le satellite comprend aussi un détecteur chinois de sursaut gamma GRM (Gamma Ray Monitor) pour mesurer le spectre des sursauts à haute énergie.
La plateforme du satellite composée des 4 instruments de SVOM : ECLAIRs, MXT, GRM et VT et les contributions au sol avec les télescopes robotiques (GFT) et la caméra grand champ (GWAC). Modèle de qualification du satellite, décembre 2019. © SECM/CNES/CEA
Bertrand Cordier : Le satellite sera lancé sur
une orbite dite basse, dont la distance par rapport à la terre est de 600 km. Sur Terre, sous la trace du satellite,
un réseau d’une cinquantaine d’antennes conçues par le CNES est en cours de déploiement. Une fois qu’ECLAIRs aura localisé le sursaut gamma (ECLAIRs pourrait détecter 2 sursauts par semaine), les informations seront non seulement transmises à la plateforme mais aussi en parallèle, via deux émetteurs radios situés à bord du satellite, à ces antennes qui les enverront à leur tour par Internet au centre scientifique SVOM situé au CEA (centre de Saclay). Interface entre le satellite et la communauté scientifique, le CEA relaiera l’information en temps réel à une caméra grand champ, GWAC (Ground-based Wide Angle Camera) et aux télescopes robotiques qui prendront le relais de manière automatique pour des études dans le domaine visible et pour vérifier les coordonnées du sursaut gamma indiquées par ECLAIRs dans l’espace. Toutes ces opérations devront se dérouler en l’espace de quelques minutes seulement.
Comment tous ces équipements sont-ils interconnectés dans l’espace et au sol ?
Bertrand Cordier : Une fois transmises au sol, les données seront analysées en temps réel par des logiciels aptes à
alerter des scientifiques d’astreinte lorsqu’il y aura un signal jugé « intéressant ». Ce sont des scientifiques volontaires pour être contactés à tout moment afin d'étudier les données d’un sursaut gamma remarquable, identifié par les logiciels. Ils se connecteront ainsi au serveur, analyseront les données reçues et s’assureront que les télescopes robotiques au sol se sont bien déclenchés automatiquement. Si les premières données fournies par ces télescopes robotiques sont jugées intéressantes, on déclenchera une observation par de très grands télescopes (au Chili, à Hawaï, ...) afin d’obtenir un spectre qui permettra
in fine de mesurer la distance du sursaut. Cette partie sol est déployée à travers des containers numériques dans un cloud. Ces containers utilisent des machines virtuelles fournies par le centre de calcul du CNRS, situé à Villeurbanne.
C’est la première fois qu’un logiciel scientifique à bord donne une consigne au satellite sans qu’il y ait une boucle humaine au sol. »
Bertrand Cordier
Quelles sont les innovations développées par le CEA, en dehors de l’imagerie en masque codé, déjà éprouvée ?
Bertrand Cordier : Auparavant, sur Sigma et Integral, il fallait des hommes pour faire tourner les machines, récolter les données et calculer une position. Aujourd’hui, tout est automatiquement réalisé à bord de façon autonome et en temps réel via de l’intelligence artificielle que nous avons développée et embarquée sur ECLAIRs. C’est la première fois qu’un logiciel scientifique à bord donne une consigne au satellite sans qu’il y ait une boucle humaine au sol. Sur ECLAIRs, nous avons conçu et fourni également les « asics » (application-specific integrated circuit), des puces électroniques collées au détecteur pour effectuer la première analyse des sursauts gamma. Nous avons aussi beaucoup contribué au concept et au design d’ECLAIRs et nous avons également participé au dessin du masque codé. Nous avons d’autre part la responsabilité scientifique du télescope MXT. Ce télescope, basé sur une technologie innovante à base de lentilles à rayons X, a été développé au CNES en collaboration avec le CEA, l’Université de Leicester au Royaume-Uni et le Max-Planck Institut für Extraterrestische Physik en Allemagne. Le CEA a fourni le cœur de l’instrument à savoir une caméra-X complète avec son électronique de lecture. Côté « sol », nous avons activement contribué à l’architecture et à la gestion des données, en partenariat avec 10 laboratoires du CNRS.
L’optique du télescope MXT du satellite SVOM © T. De Prada / CNES
Quels sont les prochains jalons de la mission SVOM ?
Bertrand Cordier : Après une longue phase de préparation, une série d’essais et de tests d’environnement spatial, les instruments, une fois jugés conformes, vont être livrés en Chine en avril. Ils seront ensuite intégrés sur le satellite, avec la contribution d’équipes françaises. Après plusieurs mois de tests, le satellite sera lancé via une fusée chinoise depuis une base située dans le Sichuan, en 2023. SVOM est une belle aventure humaine, qui nous a permis de tisser des liens forts et une relation de confiance avec les chercheurs chinois. C’est toute une expérience humaine et scientifique qui nous sera très précieuse pour de prochaines missions communes que l’on espère voir émerger.
masque_code
De la peinture à l’espace : le masque codé
Avec leur longueur d’onde inferieure aux distances entre les atomes, les rayons gamma ne peuvent pas être aisément réfléchis ou réfractés. Faire des images sans miroir ni lentille reste toutefois possible dans le domaine des rayons gamma avec une chambre noire du type de celles utilisées par certains peintres (comme Vermeer, par exemple) : il suffit d’utiliser un matériau apte à bloquer les rayons gamma (comme le tungstène) et de monter sur la face arrière de l’appareil un détecteur mesurant les positions des points d’impact des rayons gamma. On accroit la luminosité des images sans perdre en finesse en perçant la face avant de la chambre noire d’un grand nombre de trous, disposés suivant un code donné. En pratique, cette technique, dite des ouvertures codées, met en œuvre un assemblage d’éléments opaques et transparents qui module le rayonnement qu’un détecteur sensible à la position reçoit d’une source à l’infini.
1 Aujourd’hui Institut de recherche sur les lois fondamentales de l'Univers (Irfu)
2 Aujourd’hui Institut de recherche en astrophysique et planétologie (IRAP)