Comment analysez-vous cette augmentation exponentielle des prix du gaz, de l’électricité et du pétrole ?
Bertrand Charmaison : Depuis début 2021, nous assistons à une
flambée des prix de marché du gaz fossile : ceux-ci ont plus que triplé sur la période ! Les prix des marchés de l’électricité en Europe ont franchi cet automne la barre des 200 €/MWh, des niveaux de prix jamais atteints jusqu’à présent (ils évoluaient avant la crise Covid-19 autour de 50 €/MWh). Les prix des quotas d’émission de CO2 ont quant à eux plus que doublé depuis début 2021, passant environ de 30 € à 70 € la tonne.
Au sein du CEA, l’Institut I-Tésé analyse
les marchés de l’énergie et la manière dont se forment leurs prix pour éclairer les aspects économiques de la
transition vers la neutralité carbone. Aujourd’hui, le lien entre prix de marché du gaz et prix de marché de l’électricité est très fort, même s’il n’y a pas d’indexation directe. Schématiquement, les gestionnaires européens du réseau électrique, comme RTE en France, comparent chaque jour la demande d’électricité prévue pour le lendemain à l’offre de production disponible. Afin qu’il y ait toujours un équilibre entre demande et offre, ils établissent un niveau de prix suffisant pour couvrir les coûts de la dernière unité de production appelée. Le prix de marché va ainsi refléter le coût marginal de production du système électrique à un instant donné.
Actuellement, la dernière unité de production appelée est souvent une centrale thermique utilisant du gaz fossile comme combustible : c’est donc son
coût de production qui va déterminer le
prix de l’électricité. D’où ce lien avec les prix du gaz fossile et, dans une moindre mesure, celui des
quotas d’émission de CO2 : une centrale gaz émet environ 400 kg de CO2 pour produire 1 MWh d’électricité.
Quelles sont vos projections à court, moyen et long terme ?
Bertrand Charmaison : A court terme, les prix de marché du gaz en Europe devraient rester élevés du fait d’une forte croissance de la demande liée à la reprise de l’activité économique, des niveaux de stock bas et des incertitudes de nature géopolitique liées à la forte dépendance au gaz russe. A long terme, certains éléments
a priori conjoncturels pourraient devenir structurels et peser sur les équilibres. Par exemple, l’allongement exceptionnel de la période de mousson en Asie du Sud-Est cette année a engendré des besoins accrus en climatisation, générant une importante demande additionnelle de gaz et de charbon pour les centrales électriques. Et, d’après
les analyses du Giec, ces
évènements climatiques extrêmes devraient être de plus en plus fréquents.
Matthieu Auzanneau : Je pense que les problèmes conjoncturels sont bien souvent une succession de problèmes structurels. Et nous avons aujourd’hui, structurellement, une demande de gaz qui est partie pour croître et, tout aussi structurellement, une production d’Europe occidentale (celle de la mer du Nord) qui est vouée à se tarir.
Tout le monde veut du gaz car il est considéré comme un moindre mal sur la voie de la transition énergétique pour pallier l’intermittence des énergies renouvelables. Depuis 2016, on observe une hausse de la consommation en Europe, auparavant en baisse à cause de la désindustrialisation. Cette reprise tient en particulier à l’Allemagne, suite à sa sortie du nucléaire tout en cherchant à se passer du charbon. Coté offre, et l’on en parle trop peu, la production gazière en mer du Nord est en déclin systémique.
Pareil pour
le pétrole dont l’Agence internationale de l’énergie et la direction de BP (British Petroleum) redoutent
de possibles pénuries à l’horizon 2025. C’est pour cela qu’au Shift Project nous disons qu’il n’y a pas qu’une seule excellente raison de
sortir des énergies fossiles, à savoir
le climat. La seconde est le déclin des réserves mondiales du brut. A cause de ce déclin, le pétrole conventionnel qui constitue plus des trois-quarts de la production mondiale a franchi de façon inexorable son pic de production en 2008.
Concernant
le charbon, la situation est très différente. L’Europe, particulièrement l’Allemagne, la Pologne et l’Ukraine, dispose de siècles de réserves. En revanche, les données officielles montrent que
la Chine ne disposerait que d’une quarantaine d’années de réserves au rythme de production actuel. Derrière ses engagements climatiques, je pense qu’il y a aussi la crainte de problèmes de disponibilité de la ressource.
Ce contexte profite-t-il aux énergies bas carbone ?
Bertrand Charmaison : Le déclin inéluctable des ressources fossiles, tout comme l’impératif climatique, soulignent l’urgence de
basculer le système énergétique vers
les énergies bas carbone. Pour ce faire, il va falloir investir massivement (3 à 4 % du PIB mondial chaque année d’ici 2050), à la fois pour développer les capacités de production et pour décarboner les usages, notamment en les électrifiant.
Or la très grande volatilité des prix de marché renchérit considérablement le financement de ces investissements, tant pour les producteurs que pour les consommateurs.
A contrario, les énergies fossiles utilisent des infrastructures souvent amorties. Ainsi, même si elles coûtent plus chères à l’usage que les énergies bas carbone, il s’avère difficile d’accélérer la transition énergétique et de financer les investissements requis.
Matthieu Auzanneau : La rentabilité n’est pas le seul facteur à considérer. La question fondamentale est celle de la décarbonation de l’économie. On peut toutefois noter que
le rapport de RTE montre qu’un mix énergétique reposant à 100 % sur les énergies renouvelables est sensiblement plus cher qu’une solution s’appuyant sur le nucléaire.
Au Shift Project, nous répétons depuis des années qu’il est beaucoup plus compliqué pour la France de sortir des énergies fossiles sans le nucléaire. Mais le nucléaire exige une stratégie industrielle à long terme. Or, depuis la fin des années 1990, la France n’a cessé de tergiverser.
La France dispose de tous les atouts nécessaires pour ouvrir la voie de la sortie des énergies fossiles. A condition d’adopter rapidement un plan cohérent et audacieux pour y parvenir. Le Shift Project a commencé à publier, secteur par secteur, sa vision d’un tel plan.
Quel est l’impact sur les factures des consommateurs ?
Bertrand Charmaison : Les effets des hausses massives des prix de l’énergie sur les factures des consommateurs varient d’un pays européen à l’autre. Dans de nombreux pays, elles vont se traduire par des hausses annuelles de plusieurs centaines d’euros pour les ménages. En France, pour ce qui concerne l’électricité, la plupart des consommateurs bénéficient de mécanismes reliant une partie importante des prix qu’ils payent aux coûts de production de l’électricité nucléaire qui sont eux restés stables sur la période récente. Ceci amortit considérablement l’impact des hausses des prix de marché, sans toutefois les annihiler.
Par ailleurs, le bouclier tarifaire instauré par le gouvernement français a gelé les prix du gaz au 1er octobre 2021. Mais il s’agit là d’un blocage pour quelques mois qui devra être compensé à terme et dans le temps par les consommateurs. Car, contrairement aux prix de l’électricité, ceux du gaz fossile sont exclusivement établis sur des marchés internationaux, sans lien direct avec les coûts de production.
Matthieu Auzanneau est auteur notamment du livre « Pétrole, le déclin est proche » (éditions du Seuil).
Cet article est extrait
des Défis du CEA n°246.