Les dynamiques de l'atmosphère et de l'océan jouent un rôle déterminant en météorologie et en climatologie. Pour les connaître à grande échelle, il est possible de recourir à des capteurs se déplaçant avec l'écoulement d'air ou d'eau (à bord de ballons ou de bouées).
Cependant, à plus petite échelle, la turbulence peut compromettre cette description. Désignée sous le terme de « cascade d'énergie » en mécanique des fluides, elle évolue au cours du temps, avec des structures en forme de tourbillon (vortex) qui diminuent progressivement en taille, jusqu'à des fractions de millimètre.
C'est seulement à cette échelle, dite de Kolmogorov (h), que la plus grande part de l'énergie cinétique de l'écoulement se dissipe sous forme de chaleur, du fait de la viscosité du fluide. Or, pour une turbulence dite développée, il est connu depuis la moitié du 20e siècle que la dissipation de l'énergie est indépendante de la viscosité du fluide. Cette « anomalie dissipative » a été interprétée en 1949 par le physico-chimiste Lars Onsager comme l'existence de singularités mathématiques, provoquant une dissipation non-visqueuse (d'origine purement inertielle) en complément de la contribution classique (visqueuse).
Ces phénomènes non-linéaires et irréversibles ne sont pas pris en compte dans les modèles climatiques actuels pour les circulations atmosphérique et océanique mais, selon les spécialistes, pourraient produire des effets significatifs.
En 2019, un mathématicien, Theodore D. Drivas, a réussi à montrer la relation qui doit exister entre la dissipation globale d'énergie et la différence de dispersion amont et aval des positions de particules constitutives de l'écoulement.
Les chercheurs de l'Iramis et leurs partenaires ont voulu tester cette correspondance grâce à un nouveau dispositif expérimental générant de la turbulence dans un grand volume (Giant Von Kármán). L'expérience GVK est constituée d'un réservoir d'eau (ou d'un mélange eau-glycérol) mise en mouvement grâce à deux turbines contrarotatives, où l'énergie mécanique injectée, et donc l'intensité de la turbulence, peut être réglée sur une large gamme de nombres de Reynolds. Ses grandes dimensions (1 m3) et sa versatilité ont été retenues pour obtenir des structures dissipatives de taille observable optiquement.
L'écoulement est ensemencé avec des particules de polystyrène (traceurs) qui, éclairées par un laser impulsionnel à haute cadence (1200 Hz), sont imagées par un ensemble de 4 caméras. Cette technique de vélocimétrie par image de particules (4D Particle-Tracking Velocimetry) permet d'identifier chacune des 50.000 particules dans le volume de mesure (40×40×6 mm3) et de suivre leur position 3D au cours du temps. Les chercheurs peuvent ainsi reconstruire un champ dense de trajectoires particulaires (données lagrangiennes) et en déduire, par interpolation, le champ de vitesses du fluide avec une bonne résolution spatiale (données eulériennes).
Les mesures effectuées fournissent la première confirmation expérimentale du théorème de Drivas, avec l'observation d'une corrélation claire entre les zones de forte dispersion des trajectoires, signe d'irréversibilité, et des zones hautement dissipatives pointant vers des singularités, et ceci pour différents nombres de Reynolds.
Ces résultats permettent aussi d'observer pour la première fois la construction de l'irréversibilité. Pour ceci, les chercheurs combinent les données lagrangiennes et eulériennes pour comprendre où et comment se forment les événements irréversibles et quelles trajectoires de particules en sont responsables. Ces événements correspondent à l'interaction de tourbillons.
La superposition des zones lagrangiennes et eulériennes hautement irréversibles et l'interaction des vortex suggèrent enfin un lien entre irréversibilité et singularité. Des simulations numériques à haute résolution montrent, en effet, la construction de quasi-singularités à l'endroit de l'interaction des vortex. L'apparition spontanée de l'irréversibilité peut alors être interprétée comme une rupture de symétrie (transition de phase) portée par une singularité.
Ces travaux se poursuivent aujourd'hui pour explorer les plus petites échelles sous la taille caractéristique de Kolmogorov, à la recherche de l'observation directe des singularités.