Pouvoir étudier le cœur d’un réacteur sans avoir besoin de s’en approcher, c’est l’une des promesses de la muographie. Grâce à cette technologie, on est capable de visualiser l’intérieur d’une centrale avant de la démanteler – et incidemment de vérifier son état de conservation. La muographie permet aussi de sonder et de faire du monitoring de structures nucléaires, de caractériser la résistance d’un bâtiment ou d’une installation et de voir comment ceux-ci évoluent au cours du temps.
Qu’est-ce que la muographie ?
La muographie est une imagerie pénétrante. On peut faire une analogie assez simple avec la radiographie, à une différence près : la radiographie utilise des rayons X, donc les photons, alors que la muographie utilise les muons, particules élémentaires voisines de l’électron ». Sébastien Procureur, chercheur au CEA.
Les muons sont créés dans l’atmosphère par le rayonnement cosmique. Ils sont capables de traverser toute l’atmosphère pour arriver jusqu’au sol ou à un obstacle et, selon leur énergie de départ, parvenir à passer au travers. « Les muons, à l’instar des coureurs d’un marathon, ne vont pas partir avec la même énergie. Selon la difficulté et la longueur de la course, un certain nombre s’arrêtera en cours de route, et seule une fraction d’entre eux franchira la ligne d’arrivée. Cette fraction qui franchit la ligne nous renseigne sur la difficulté de la course. Dans la muographie, cette difficulté correspond à l’épaisseur traversée et à la densité », souligne Sébastien Procureur. La plupart du temps, que ce soit dans une pyramide ou un réacteur, l’épaisseur du mur ou de la paroi est connue. L’idée est donc de mesurer le flux de muons qui circule dans une direction donnée, ce qui détermine la densité moyenne dans cet axe. Concrètement, si l’on constate à certains endroits d’un objet un excédent de muons, on peut en déduire une densité plus faible, et donc possiblement une cavité, un creux, etc.
Cependant, pour obtenir de tels résultats, il faut disposer d’outils permettant l’observation de ces muons. Ce sont les télescopes à muons.
La particularité des détecteurs du CEA
Tout le principe des détecteurs dont sont équipés les télescopes à muons est d’utiliser les charges qui sont créées au voisinage de la trajectoire du muon et de les collecter pour savoir par où le muon est passé », Sébastien Procureur.
Les télescopes à muons conçus au CEA sont équipés de détecteurs Micromegas, inventés en 1994 au sein du CEA-Irfu par plusieurs personnes dont Georges Charpak, physicien au CERN et prix Nobel de Physique en 1992.
Détecteurs Micromegas qui composent le télescope à muons. © CEA
Comment fonctionnent-ils ? Ils utilisent le fait que les muons sont des particules chargées électriquement : on peut donc se servir des interactions électromagnétiques qu’ils génèrent. C’est-à-dire que ces muons chargés créent des ionisations (des paires électron-ion) lorsqu’ils interagissent avec un atome de la matière qu’ils traversent. « Dans le détecteur Micromegas, nous utilisons un gaz noble, car il a de bonnes propriétés qui permettent de conserver ces ionisations et donc de repérer le passage des muons. Par la suite, à l’aide de champs électriques que l’on applique dans le volume gazeux, on canalise ces charges électriques pour les envoyer sur une électronique de lecture », indique Sébastien Procureur.
Avec une résolution spatiale de 0,2 mm, ces détecteurs sont actuellement les plus précis pour la détection en temps réel.
De ScanPyramids… au démantèlement du réacteur G2, situé sur le centre CEA de Marcoule
Le premier défi pour adapter la muographie à un projet de démantèlement est que, par rapport à une pyramide de pierre à la géométrie simple, il y a plus de 20 000 composants dans un réacteur », Hector Gomez-Maluenda, chercheur au CEA.
En 2016, les télescopes à muons du CEA se sont retrouvés associés au projet ScanPyramids, visant à sonder plusieurs pyramides égyptiennes dont celle de Kheops. Objectif : découvrir des cavités cachées dans l’épaisseur des murs. Comment ces télescopes destinés à la physique des particules se sont retrouvés à sonder des pyramides ? « Nous avons mis au point un système, breveté en 2013, qui a permis de réduire par 15 la quantité d’électronique embarquée. Nous avons ainsi pu faire des télescopes réellement transportables. Chaque détecteur est en effet une plaque de 50 cm de côté contenant du gaz pour détecter les charges, et un télescope à muons en contient 4 », note Sébastien Procureur.
Les 2 cônes indiquent les positions angulaires des excès de muons détectés depuis l'extérieur avec les télescopes du CEA (détecteurs Micromegas). Ils sont dus à la présence d'un vide au cœur de la pyramide. © CEA-Irfu
Les télescopes à muons sont ensuite passés des pyramides au chantier de démantèlement du réacteur G2. Une nouvelle application initiée par Laurent Gallego, chef du projet de démantèlement des réacteurs G2 et G3 au CEA. En effet, après la première phase de démantèlement du réacteur G2, qui s’est achevée en 1996, des équipes sont entrées dans le réacteur pour réaliser des vidéos et des mesures de contamination radiologique, et des prélèvements de métaux pour vérifier l’état de corrosion. Mais ce n’était pas suffisant : il fallait trouver une solution pour investiguer plus encore sans pour autant opérer de destruction de l’installation. « C’est alors que j’ai découvert via un article les résultats du télescope à muons dans le cadre du projet ScanPyramids. Nous avons demandé aux équipes s’il était possible d’adapter ce type d’acquisition à des structures telles que nos réacteurs, qui sont très massifs et pas très accessibles », raconte Laurent Gallego. Résultat, les muons se sont avérés aussi performants avec les réacteurs qu’avec les pyramides !
Ainsi, la muographie donne l’avantage d’éviter les mauvaises surprises lors du démantèlement et de garantir la sécurité du chantier. « Grâce au télescope à muons et aux images acquises, nous avons obtenu des éléments d’appréciation sur l’état réel du réacteur par rapport à l’état attendu », complète Laurent Gallego. Prochaine étape pour les télescopes à muons, le réacteur G3.
Dans le cadre de chantiers de démantèlement, la muographie peut également être utilisée pour caractériser les colis de déchets.
Image du réacteur G2 au CEA Marcoule (a) et modèle 3D du réacteur implémenté pour la réalisation des simulations (b). Le point rouge montre la position du télescope à muons pour la réalisation de la première mesure. © CEA
Une reconstruction 2D puis 3D du réacteur G2
Pour faire une reconstruction 3D du réacteur, nous avons adapté à la muographie des algorithmes développés pour les dispositifs d’imagerie médicale. » Sébastien Procureur
C’est lors de leur contribution au projet de démantèlement du réacteur G2 que les équipes du CEA-Irfu ont été sollicitées pour vérifier, avec la muographie, que les plans existants du réacteur, datant de la fin des années 1950, correspondaient à la structure réelle du réacteur.
Télescope à muons installé sous le centre du réacteur G2 pour la première mesure de muographie. © CEA
Pour cela, Hector Gomez-Maluenda a d’abord réalisé une simulation du réacteur et une maquette en 3D à partir des documents qu’il avait à sa disposition. Cette simulation de haute précision lui a permis d’obtenir un jumeau numérique du réacteur et de faire une comparaison directe entre les mesures expérimentales et cette simulation. C’est comme cela qu’il s’est aperçu qu’il y avait deux éléments apparaissant dans les données et non définis dans les plans. Une fois cette anomalie découverte, les plans ont été mis à jour puis ont de nouveau été simulés et testés pour voir s’il restait des différences.
Coupe longitudinale du réacteur G2 modélisé à partir des documents initiaux. © CEA
Cette recherche terminée, le reste des mesures, une trentaine en tout, a servi à réaliser une reconstruction 3D du réacteur, qui s’est achevée en mars 2022. « C’est la première fois au monde qu’un objet a été « muographié » plus d’une trentaine de fois », se réjouit Sébastien Procureur. Comme en imagerie médicale, on a besoin en muographie de plusieurs images 2D pour faire de la 3D. Or en médecine, les volumes à imager sont petits, ce qui permet de faire des centaines voire des milliers de projections et ce rapidement. Tandis qu’en muographie, non seulement les objets sont plus gros, mais le flux de muons est plus faible que ceux des appareils à rayons X, cela prend donc plus de temps pour avoir une image. Imager des volumes beaucoup plus grands avec beaucoup moins de projections, on comprend pourquoi les algorithmes existants on dût être adaptés et optimisés.
Coupe tomographique montrant la densité reconstruite (en g/cm3) du réacteur G2 entre 15 et 20 m de hauteur à partir des 27 images 2D. © CEA