Pourquoi ce problème de main d'œuvre et de compétences en France dans la filière nucléaire ?
La France a un long passé de succès dans la recherche, la conception, la construction, l’exploitation et la maintenance de centrales nucléaires. Le programme électronucléaire français lancé dans les années 1970 a développé
une industrie nationale forte, troisième filière industrielle du pays avec plus de 2 600 entreprises et 220 000 professionnels*. Mais la fin de ce programme, les accidents de Tchernobyl puis de
Fukushima, le manque de visibilité sur l’avenir de la filière, ont, pendant des années, détourné les jeunes des métiers du nucléaire. Cette désaffection, couplée aux nombreux départs à la retraite a pour conséquence les tensions que nous connaissons. Ces dix prochaines années, il faudra ainsi
recruter environ 10 000 personnes par an**.
Pour nos étudiants, c’est une aubaine : ils sont quasiment tous embauchés avant même de terminer leurs études !
On parle de regain d’attractivité chez les étudiants et de reconversions de professionnels pour les métiers du nucléaire.
Le constatez-vous ?
En effet, nous constatons depuis trois ans, une augmentation du nombre d’étudiants du « Génie atomique », notre diplôme d’ingénieur spécialisé. Nous sommes passés de 47 étudiants en 2018/2019 à 78 en 2022/2023, soit une augmentation de presque 70% en 5 ans ! La même tendance est constatée pour le
Master Nuclear Energy et la plupart de nos autres enseignements dans le domaine du nucléaire. La
radioprotection est aussi une thématique porteuse à tous les niveaux de qualification.
De plus, nous observons un changement de perception du nucléaire.
Il est dû d’une part, à l’intérêt grandissant pour les solutions énergétiques bas carbone dont fait partie
l’énergie nucléaire. Le nucléaire a toute sa place dans
la transition vers des sociétés bas carbone. Il contribue également aux enjeux de souveraineté énergétique, dont on parle beaucoup aujourd’hui avec
la flambée des prix des énergies et la guerre en Ukraine.
D’autre part,
la forte demande d’embauches de la filière nucléaire, ainsi que l’affirmation d’ambitions à long terme, confirmées par le Président de la République en février dernier, séduisent beaucoup d’étudiants.
Entre les études d’ingénierie pour concevoir une centrale, la fabrication des composants, sa construction, son exploitation et les activités liées au
cycle du combustible, puis son
démantèlement, il y a du travail sur plus d’un siècle ! Outre les constructions neuves qui sont annoncées, d’importants projets sont en cours pour encore plusieurs années sur le parc en service, Les projets de réacteurs nucléaires du futur et
les SMR offrent également de belles perspectives d’avenir.
Enfin, pour
ceux qui souhaitent travailler à l’international, la filière nucléaire est une voie royale : 53 % des entreprises de la filière ont des projets à l’étranger*. Et outre les pays disposant déjà d’une production d’énergie nucléaire, une trentaine de pays envisagent d’y recourir, selon l’AIEA.
Ecole d'été à l'INSTN pour des étudiants saoudiens en ingénierie nucléaire. © INSTN / CEA
Quels sont les métiers et compétences en tension ?
Le nucléaire propose
plus d’une centaine de métiers industriels couvrant tous les niveaux de qualification et des emplois sur tout le territoire*. Il est souvent perçu comme « réservé à une élite ». Pourtant, c’est bien un secteur où l’on a besoin de tous ! En France, on y compte seulement 5 % de docteurs experts et 10 % d’ingénieurs avec une spécialisation nucléaire. Les 85 % restants, 35 % d’ingénieurs généralistes et 50 % d’opérateurs et techniciens, sont polyvalents et peuvent facilement provenir d’autres secteurs… ou partir y travailler. La concurrence entre secteurs industriels, qui plus est en période de déploiement du
plan de relance France 2030, peut être forte. L’attractivité est d’ailleurs un des leviers majeurs de succès de la stratégie de développement des compétences du secteur.
Les compétences métiers dans la filière nucléaire © M. Hartmann / CEA - Cliquer sur l'image pour l'agrandir.
Ce sont
les métiers d’ingénieurs généralistes (génie civil, sûreté,...) et surtout d’opérateurs et techniciens (soudeurs, chaudronniers, mécaniciens machines tournantes, électriciens, ....) qui sont actuellement en tension. D’autres métiers doivent être considérés avec beaucoup d’attention, par exemple les métiers du management de projet.
Le métier de soudeur/soudeuse expliqué par Morgane Guilbert, soudeuse sur la Plateforme expérimentale et de simulation Altea du CEA
Après un BTS chaudronnerie (travail et mise en forme des métaux pour l’industrie) en apprentissage, Morgane Guilbert entre à
l’Ecole d’adaptation aux professions du soudage (Institut de Soudure). «
Pendant un an, je me suis spécialisée en soudage, c’est-à-dire aux techniques d’assemblage de matériaux (métaux, plastiques, ...) par transformation d’état de la matière », explique la technicienne âgée de 27 ans. Son diplôme de Technologue International en Soudage (IWT) en poche, Morgane Guilbert est embauchée au CEA en 2019, sur la plateforme expérimentale et de simulation Altea, située sur le site CEA de Saclay.
Morgane Guilbert, soudeuse sur la Plateforme expérimentale et de simulation Altea du CEA © M. Guilbert / CEA
Sa mission est de mettre en place des modes opératoires de soudage pour des réacteurs du futur ou pour la fusion nucléaire. «
Notre rôle est très en amont de l’industrie, nous œuvrons à la conception de technologies du futur, ajoute Morgane Guilbert.
J’aime bien me définir comme une « soudeuse-chercheuse ». J’applique des techniques de soudage dans une équipe de recherche. Je travaille en synergie avec les ingénieurs-chercheurs, en réalisant les assemblages et en optimisant les paramètres, une centaine de paramètres dépendant les uns des autres par soudures. J’aime cet environnement de recherche où on est plus dans l’évolution que la répétition, avec des projets variés. »
Le soudage fait appel à des connaissances multiples en métallurgie, physique des solides, mécanique des fluides, électricité ou encore en thermodynamique : «
C’est multi-physique ! On doit appréhender toutes ces matières pour être capable d’adapter les modes opératoires aux matériaux traités et aux environnements extrêmes. » Il faut maîtriser toutes les normes du soudage -et il y en a beaucoup -, être précis et habile. «
La règle n°1, c’est d’être passionnée car c’est un métier exigeant », conclut la technicienne. Si le métier se féminise petit à petit, Morgane Guilbert souhaite à l’avenir promouvoir son métier auprès des étudiantes.
Quels sont les leviers pour développer les compétences et répondre ainsi aux besoins de recrutement de la filière ?
Les acteurs industriels et académiques, dont le CEA, se mobilisent depuis plusieurs années
pour faire connaître les métiers, les rendre plus attractifs et déployer un arsenal de formations adaptées à leurs besoins.
Sur ses unités d’enseignement de Cherbourg-Octeville (50), Marcoule (30) et Saclay (91), l’INSTN exploite des chantiers écoles dédiés aux interventions en installations nucléaires de base et à la radioprotection. © PF. Grosjean / CEA
Le contrat stratégique de la filière nucléaire a permis la création en 2018 du
Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (GIFEN), syndicat professionnel réunissant l’ensemble des acteurs du nucléaire. Le GIFEN a notamment pour mission la promotion des métiers du nucléaire, l’évaluation des besoins en compétence des entreprises et en capacités de formation.
En 2021, un avenant à ce contrat stratégique a acté la création de l’Université des métiers du nucléaire (UMN). Le CEA fait partie des 12 membres fondateurs de l’UMN, dont la vocation est de dynamiser les dispositifs de formation du secteur nucléaire, aux échelles régionale, interrégionale et nationale. L’UMN communique sur les métiers, enseignements et formations continues, entre autres via la plateforme :
« Mon avenir dans le nucléaire ». Le directeur de l’INSTN, Eric Gadet, en est le trésorier et je fais partie du comité de pilotage opérationnel.
D’autres acteurs se mobilisent pour attirer davantage de femmes, notamment
l’association WiN (Women in nuclear). La filière nucléaire ne compte en effet que 24 % de femmes (source GIFEN). De nombreuses initiatives y compris au niveau de l’AIEA, veulent y remédier. Je terminerai en citant la SFEN dont le travail contribue à éclairer le public sur le secteur nucléaire et dont l’action participe à l’évolution positive de la perception du nucléaire en France.
L’offre de formations de l’INSTN constitue-t-elle un levier important ?
Oui, notre offre comporte de nombreux atouts. Elle est éprouvée et robuste :
l’INSTN est une référence du développement des compétences nucléaires depuis 1956. Nous touchons tous les niveaux de qualification de BAC à BAC+7. Dans une étude récente du GIFEN, nous apparaissons dans le palmarès des écoles plébiscitées pour le « sourcing » de jeunes talents.
Une promotion de l'INSTN © L. Godart / CEA
L’INSTN propose deux enseignements diplômants en propre : le génie atomique, formation historique créée en 1956 (bac +6), et
le diplôme de qualification en physique radiologique et médicale (bac +7). Nous disposons aussi en propre d’une formation professionnalisante : le certificat professionnel de technicien en radioprotection (bac + 1). De plus, en lien avec de prestigieuses universités (telles Paris-Saclay, Université Grenoble-Alpes, Aix-Marseille Université, …), nous sommes engagés dans 30 mentions de masters.
En complément de notre offre de formation initiale,
nous accompagnons les projets d’accès ou de retour à l’emploi,
les reconversions, et le développement des compétences des salariés de la filière tout au long de leur vie grâce à un portefeuille de plus de 300 formations continues.
Un des atouts de notre offre d’enseignements et de formations réside dans
l’adaptation de nos contenus à l’évolution des besoins et la remise en cause permanente de nos modalités et outils d’apprentissage. L’INSTN avait amorcé l’introduction des solutions digitales avant la pandémie de COVID 19 : cela nous a permis d’assurer la continuité pédagogique durant cette période critique. Aujourd’hui, les solutions mises en œuvre sont mutualisées avec le CEA, avec notamment la plateforme d’enseignement Instart Learning et de multiples coopérations en matière de digitalisation de formations.
Nous développons également, avec le CEA et des partenaires de la filière,
de nouvelles plateformes d’enseignement telles
la plateforme EVOC, innovation pédagogique en réalité mixte. De tels outils sont à la fois des atouts pédagogiques et des facteurs de modernité et d’attractivité. Nos chantiers écoles et plateformes pédagogiques sont régulièrement mis à niveau et certifiés.
La plateforme EVOC © E. de Lavergne / CEA
La valeur ajoutée de l’INSTN repose pour une bonne part sur
son rattachement au CEA. L’école bénéficie ainsi de
l’excellence scientifique de sa recherche et de ses équipements exceptionnels, sur lesquels elle peut s’appuyer. Une large part des enseignants de l’INSTN vient du CEA.
L’INSTN développe
une politique de partenariats forte avec les acteurs de la filière nucléaire. Nos étudiants ont ainsi accès à des expertises et plateformes industrielles variées et complémentaires sur toute la chaîne de valeur nucléaire.
Etudiants ingénieurs en année de spécialisation Génie Atomique travaillant sur SOFIA, simulteur du fonctionnement accidentel d'un réacteur. © PF. Grosjean / CEA
Nous recevons beaucoup de retours positifs et enthousiastes de la part des employeurs et des étudiants passés sur nos bancs. Les perspectives de croissance de la filière nous assurent de ne pas nous ennuyer dans l’avenir ! La filière nucléaire s’est structurée, les compétences sont peut-être la clé principale des succès à venir. De nombreuses solutions existent déjà, d’autres sont en réflexion. Avec l’appui du CEA, l’INSTN a un rôle important à jouer dans cet accompagnement de la filière pour les décennies à venir. Nous y sommes préparés et regardons l’avenir avec optimisme.
Encadré
Focus sur deux formations, au plus près des besoins des industriels
Que ce soit la formation professionnalisante « Certificat Professionnel de Technicien en Radioprotection (CPTR) » conduite par l’INSTN ou le master « Nuclear Energy », dans lequel l’INSTN est impliqué avec un consortium d'établissements d'enseignement supérieur***, les cursus sont tous conçus en concertation avec les industriels du secteur (EDF, Framatome, Orano, ...) et le CEA afin de répondre à leurs besoins et attentes.
Le « Certificat Professionnel de Technicien en Radioprotection (CPTR) »
«
Les radioprotectionnistes exercent principalement dans le domaine du nucléaire (industrie et recherche), mais aussi dans le secteur médical pour mettre en place toutes les procédures réglementaires visant à protéger les travailleurs exerçant dans un milieu exposé aux rayonnements ionisants, indique Jocelyn Pierre, responsable pédagogique de la formation CPTR de l’INSTN à Cadarache.
Leur rôle est essentiel, d’où un fort besoin en recrutement auquel nous pouvons répondre avec notre formation. La formation requiert une bonne base scientifique et technique. A la clé : un emploi garanti, des salaires attractifs, de la mobilité professionnelle et des perspectives d’évolution. » Cette formation accueille deux promotions : l’une à Cherbourg, l’autre à Cadarache, avec chacune un nombre réduit d’étudiants, « ce qui permet un meilleur suivi », complète Jocelyn Pierre.
Le master « Nuclear Energy »
Ce master forme des étudiants de niveau bac +4 à un large panel de métiers du nucléaire. «
Il apporte une assise solide sur les disciplines fondamentales (physique nucléaire, mathématiques appliquées, ...), des connaissances en ingénierie (sûreté, sécurité, criticité...), et est également très « terrain » grâce à notre réseau d’intervenants venant de l’industrie », explique Pascal Dannus, co-directeur de ce cursus. Les cours du master « Nuclear Energy » sont dispensés en anglais, ce qui offre la possibilité aux étudiants français de travailler ensuite sur des grands projets de R&D internationaux. Et aux étudiants étrangers de suivre la formation. Pour intégrer le master « Nuclear energy », comme pour la formation en radioprotection, il faut être prêt à fortement s’impliquer : «
Nos étudiants ont un bon dossier académique et une grande motivation à travailler dans le nucléaire. Ce sont des étudiants qui mûrissent longtemps à l’avance leur projet », souligne Pascal Dannus.
* Source : Gifen
** Source : Université des métiers
*** (ENSTA Paris, Polytechnique, CentraleSupélec, Chimie Paristech, l’Ecole des Ponts Paristech et la Faculté des sciences d’Orsay)