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DECRYPTAGE DE L'ETE
Etienne Klein, philosophe des sciences et directeur de recherches au CEA, nous invite à une réflexion sur le temps.
Par exemple, je saisis au vol le mot Temps. Ce mot était absolument limpide, précis, honnête et fidèle dans son service, tant qu’il jouait sa partie dans un propos, et qu’il était prononcé par quelqu’un qui voulait dire quelque chose. Mais le voici tout seul, pris par les ailes. Il nous fait croire qu’il a plus de sens qu’il n’a de fonction. Il n’était qu’un moyen, et le voici devenu fin, devenu l’objet d’un affreux désir philosophique ». Paul Valéry*
Même si nous nous retenons de céder à cet « affreux désir philosophique », l’honnêteté nous force à faire ce constat : nous méditons sur le temps sans jamais trop savoir ce à quoi nous avons affaire : si nous en faisons une variable mathématique (le fameux paramètre t), s’agit-il d’une entité purement physique, indépendante de nous ? Si nous en manquons, s’agit-il d’une substance ? Si nous y pensons, s’agit-il d’un concept ? S’il nous emporte, d’un fluide ? S’il est relatif, d’une illusion ?
En de nombreuses occasions, nous parlons du temps comme s’il était un être physique que l’on peut mesurer, tandis qu’en d’autres, nous laissons à penser qu’il ne serait qu’un produit ou une projection de notre conscience. Parfois, nous l’attribuons aux seuls processus naturels, mais quelquefois nous le considérons comme une pure construction culturelle, ayant donc une histoire.
Le point à noter est que le temps physique formalisé par Newton n’a aucune des propriétés que nous attribuons d’ordinaire à l’idée de temps : dématérialisé, abstrait, ce temps t n’a pas de vitesse d’écoulement puisque lui en attribuer une supposerait que le rythme du temps varierait par rapport au... rythme du temps ; il n’a pas non plus les caractéristiques des phénomènes temporels qui se déroulent en son sein, alors même que nous parlons du temps comme s’il se confondait avec eux ; il est homogène, au sens où tous ses instants ont le même statut, ce qui implique qu’il ne change pas au cours du temps sa façon d’être le temps, c’est-à-dire ne dépend pas de lui-même ; enfin, il se montre en tout instant imperturbable, indifférent, impassible, au sens où rien - nul événement, nulle catastrophe, même cosmiques - n’est susceptible de pouvoir affecter son cours. S’agit-il là du vrai temps, ou seulement d’une mutilante caricature ?
Télécharger Clefs n°71 - Questions de temps
Malgré ces ambiguïtés, la plupart du temps, nous parvenons à nous comprendre nous-mêmes et à nous faire comprendre des autres. Sans doute est-ce parce que nous nous situons toujours dans un horizon déterminé où d’autres concepts assignent au mot temps une signification resserrée. Mais sitôt extrait de ce réseau explicite ou implicite de relations où il est enserré, le mot « temps » se mue en un faisceau d’énigmes dont les tentatives de résolution prennent la forme d’antinomies. Que répondre à des questions telles que : le temps existe-t-il par lui-même ou dépend-il d’autres notions ? Emane-t-il des événements ou bien les contient-il ?
Il est certain que les habitudes du langage ne nous facilitent guère la tâche. Les métaphores auxquelles nous associons spontanément le temps lui attribuent un mode d’existence qui imite constamment celui des phénomènes qu’il accueille : le temps « passe », « coule », « stagne », « s’accélère » ou « suspend son vol ». Ces images sont si nombreuses, si hétérogènes, et parfois si peu compatibles entre elles qu’au bout du compte, l’intersection finale de cette opération pourrait bien constituer l’ensemble vide.
Enfin, dernière difficulté, le temps est l’instrument et la victime de constants abus de langage. Dans ses Confessions, saint-Augustin relevait que « pour dire le temps, nous avons bien peu de locutions justes, beaucoup d’inexactes ». En fait, le langage ne manque pas tant de nuance que nos discours de discipline. La polysémie du mot temps s’est tellement déployée, et chacun y cède de façon si insouciante, qu’il sert désormais à désigner aussi bien une chose que son contraire : l’instant, la temporalité, le rythme, le moment, la succession, la durée, l’urgence, l’attente, la vitesse, l’usure, le vieillissement…
D’où cette question, en forme d’expérience de pensée : si on se passait du mot « temps » dans telle ou telle discipline, que se passerait-il ? Quels autres mots faudrait-il utiliser ? Quelles distinctions conceptuelles cela ferait-il apparaître ?
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